Le suspendu de Conakry - Jean-Christophe Rufin

Quand l'un de mes auteurs préférés s'offre un divertissement littéraire, je le suis. De toute façon, au risque de me répéter, Jean-Christophe Rufin pourrait écrire le bottin, je le suivrais. L'une des raisons pour lesquelles j'apprécie sa prose est justement sa faculté à explorer différents genres, à passer du roman historique (L'Abyssin, Le Grand Cœur...) au roman contemporain (Katiba, Check-point...) tout en s'offrant un détour par le roman d'anticipation (Globalia) et en se livrant avec beaucoup de talent à l'exercice de l'autobiographie (Un léopard sur le garrot). La richesse de son parcours, ses multiples vies et centres d'intérêt lui permettent de puiser une matière passionnante. Son talent de conteur fait le reste.
Le voici donc qui lorgne du côté du polar, se dote d'un héros récurrent (ou devrions nous dire d'un anti-héros) et annonce au moins trois aventures d'Aurel Timescu, Consul de France. Ceux qui connaissent un peu l'histoire de Jean-Christophe Rufin ne sont pas très étonnés de trouver cette référence à son expérience en tant que diplomate (il fut Ambassadeur de France au Sénégal il y a quelques années) ; mais comme il l'a expliqué lui-même lors d'une rencontre au Divan, devoir de réserve oblige, hors de question de livrer ses mémoires avant d'être sur son lit de mort. Le personnage d'Aurel Timescu est assez éloigné de lui pour que "toute ressemblance avec des faits ou des personnages ayant existé..."
Bref. Parlons d'Aurel donc. Un drôle de spécimen. La risée du Consulat de France en Guinée où il occupe un placard, sans connexion internet et sans ligne téléphonique. Il a l'habitude Aurel, toujours envoyé dans des endroits si improbables que même sa femme n'a jamais voulu le suivre. Ils ont fini par divorcer même si c'est grâce à elle qu'il a obtenu la nationalité française, lui le réfugié politique roumain, racheté par sa famille au régime de Ceaucescu. Aurel n'aime pas le climat trop chaud de l'Afrique, peu adapté à sa garde-robe composée essentiellement de tweed. Amateur de Tokay, ancien pianiste de café-concert, il traîne également un accent haut en couleurs, tout en roulement de r. Habitué à faire profil bas, son intérêt est soudain éveillé par une macabre découverte, le cadavre d'un plaisancier suspendu au mât de son yacht dans la marina de Conakry. Le Consul général étant en déplacement, Aurel s'empare de l'affaire sous couvert de gérer la relation avec la famille de ce ressortissant français. Et tout en gardant le rythme d'ingestion de ses bouteilles de vin blanc entreprend de retracer le parcours du mort, en prenant soin de ne froisser aucune susceptibilité.
L'occasion est belle pour l'auteur de donner un aperçu de la subtilité de la gestion des relations diplomatiques entre les différents intervenants, sur un continent dont il a eu l'occasion de goûter les coutumes. Mais le personnage d'Aurel est une vraie trouvaille. Doté d'une réelle empathie et d'une sensibilité à fleur de peau, lesté d'un passé qui lui a permis de faire connaissance avec les méthodes particulières d'un régime dictatorial, il se révèle d'une passionnante complexité et d'une imprévisibilité totale. Tout en faisant preuve d'une acuité supérieure à la moyenne quant à l'appréhension de la nature humaine. Si la progression dans l'enquête et l'élucidation du crime se suivent avec intérêt, c'est vraiment Aurel qui emporte le morceau. Il intrigue, surprend, émeut... et donne sacrément envie de le retrouver dans de prochaines aventures.
Le deuxième volet est déjà écrit, le troisième est en cours. On peut prendre cette série comme un divertissement, ce qu'elle est et ce que revendique l'auteur, mais un divertissement qui bénéficie de l’œil exercé de Jean-Christophe Rufin et trouve une cohérence intéressante au sein d'une œuvre qui exprime une certaine vision du monde et fait la part belle aux "rêveurs qui agissent" comme les désigne leur créateur.
"Le suspendu de Conakry" - Jean-Christophe Rufin - Flammarion - 310 pages