Les miroirs de Suzanne - Sophie Lemp
Écrire sur les mots et pourtant mettre en évidence les silences. C'est dans les creux que se niche l'émotion, c'est dans ces espaces à peine suggérés que s'engouffre l'imaginaire du lecteur et avec lui ses sentiments les plus intimes. C'est peut-être le secret de l'émotion qui étreint le lecteur invité aux côtés de Suzanne et de Martin. Il faut une plume subtile pour atteindre cet équilibre. Une plume qui suggère, dessine avec finesse, sans jamais appuyer. Une plume qui guide, qui pointe et qui raconte une histoire singulière en laissant de la place à celui ou celle qui la lit. Avec une telle plume, le résultat est fragile, l'équilibre précaire, un ou deux mots autres, un adjectif trop marqué et le charme serait rompu. C'est ce travail de dentellière que nous offre Sophie Lemp, le fruit d'un artisanat inspiré, loin des grosses machines industrielles.
Écrire. C'est le métier de Suzanne, jeune femme d'une quarantaine d'années, mariée à Vincent, mère de Louise et Nina. Des écrits professionnels, des documents. Ses écrits plus personnels sont enfermés dans des cahiers au fond d'un tiroir. Des écrits d'adolescente, ou de pas encore tout à fait adulte. Elle ne les a pas ouverts depuis longtemps ces cahiers et pourtant, leur disparition lors du cambriolage de son appartement déclenche un raz de marée d'émotions. Une perte qui la bouleverse et fait renaître des sentiments passés. Ceux éprouvés pour Antoine. Premier grand amour, premier grand chagrin. Ces cahiers n'étaient pas destinés à être lus. Pourtant, celui qui les trouve, Martin va s'y accrocher comme à une bouée de sauvetage. Le jeune homme a décidé de s'isoler dans une vie sans relief, suite à quel chagrin ? à quel drame ? Il noie sa tristesse dans l'effort de ses livraisons à vélo qui l'épuisent et lui évitent de penser. Pourtant, les mots écrits vingt-cinq ans auparavant par Suzanne vont trouver chez lui un écho particulier et faire renaître son envie d'emplir des cahiers lui-aussi, non pas avec des mots mais avec des dessins.
Écrire. Pour ne pas oublier. Pour que les êtres, les moments, les instants précieux, les sensations existent quelque part ailleurs que dans des souvenirs à même de s'estomper ou de se décolorer. Pour garder vivant, un regard, un visage, un amour. Pour transmettre aussi. Se transmettre à soi-même, des années plus tard, la source de cet être que l'on est devenu. Cette source que Suzanne cherche à recréer, à retrouver en fouillant dans sa mémoire et en recommençant à poser des mots sur cette histoire fondatrice.
"Elle avait souvent imaginé écrire sur Antoine mais pensait qu'elle ne parviendrait à le faire qu'après sa mort. Finalement, ce n'est pas sa disparition qui le lui permet, mais la disparition des traces, la mémoire de cet amour qu'elle avait pour lui".
Transmettre. Par les mots. La projection qu'ils permettent. Combien de lecteurs ont découvert au détour d'une page qu'ils n'étaient pas les seuls à éprouver cet étrange sentiment qui les tenait éveillé une partie de la nuit ? En lisant les cahiers de Suzanne, Martin trouve la petite lueur qui le ramène vers la communauté des humains. Lire et écrire sont des activités si solitaires et pourtant, elles raccrochent à la vie.
Les miroirs de Suzanne est un roman empreint d'une belle humanité qui montre tout ce que l'on doit aux mots, à la fois catalyseurs et passeurs d'émotions. Et quand les mots sont choisis par Sophie Lemp, avec pudeur, précision et délicatesse, ils frappent directement au cœur.
"Les miroirs de Suzanne" - Sophie Lemp - Allary Editions - 190 pages