Par-delà la pluie - Victor del Arbol
"- Tout le monde n'éprouve pas le besoin de fuir le présent. / - Détrompe-toi, nous fuyons toujours. La différence, ce qui fait de nous des vieux, c'est que nous fuyons en arrière, alors que les jeunes fuient vers l'avant".
Il y a quelques années, j'avais lu La tristesse du samouraï, premier roman publié en France de Victor del Arbol, qui lui a apporté le succès (mérité) et la notoriété. Un roman profondément triste, dur mais d'une incroyable densité, révélant les horreurs de la guerre civile espagnole à travers les échos de cette période des décennies plus tard. Je me souviens en avoir admiré la dextérité de la construction. Pourtant, j'étais réticente à replonger dans son univers, très noir à mon goût. Le thème de Par-delà la pluie m'a semblé plus abordable, moins désespéré, et une rencontre en librairie avec l'auteur a fini de me convaincre. Bonne pioche ! Ce roman est superbe, non pas pour sa facette polar qui sert simplement de prétexte. Non, il est superbe pour le regard que l'auteur porte sur la vie, le temps qui passe et les échéances qui se précisent avec leur cohorte de regrets, de remords, d'envies de se retourner sur son passé et de besoin de réconciliation.
C'est avant tout l'histoire d'une rencontre, une vraie. Entre deux êtres au crépuscule de leur vie, plus proches du renoncement que du nouveau départ. D'ailleurs, ils se rencontrent dans une maison de retraite, près de la mer, à Tarifa. Miguel se sait condamné à moyenne échéance par une dégénérescence neurologique qui lui cause déjà parfois quelques absences. C'est un homme habitué à tout planifier, ancien directeur de banque à la vie sans surprise. Sauf une fois, une aventure d'un week-end qu'il n'a jamais oubliée. Il s'est résolu à regarder les heures passer, loin de sa fille Natalia qui, à quarante ans s'apprête à devenir mère mais dont la relation amoureuse est empreinte de violence. De son côté, Héléna est une femme encore belle, imprévisible et indépendante. Pourtant hantée par quelques fantômes du passé qui jalonnent sa route, depuis l'enfance jusqu'à son mariage. Ces deux solitaires qui sont l'exact contraire l'un de l'autre vont ainsi s'attirer, se lier, se chamailler avant de décider finalement de ne pas s'enterrer dans ce mouroir et tenter de se réconcilier avec leur passé. Pour Héléna, l'objectif est Malmö en Suède où vit son fils qu'elle n'a pas revu depuis des années. Pour Miguel, il s'agit de retrouver cette fameuse Carmen, et de sauver sa fille des griffes de l'homme qui la tient sous son emprise. C'est donc parti pour un road-movie à bord de la vieille voiture de Miguel qui a trop peur de l'avion...
Pendant ce voyage, bien sûr, le passé des protagonistes se fait jour et éclaire petit à petit leur situation actuelle. La période de la guerre civile espagnole qui concernait leurs parents et grands-parents, avec des incidences dramatiques sur les vies des uns et des autres. On chemine entre Tanger, Londres, Barcelone et Malmö dans une traversée de l'Europe qui éclaire aussi les parcours de nombre de réfugiés. Au contact l'un de l'autre, Héléna et Miguel évoluent et laissent libre cours à des sentiments longtemps enfouis et qui impactent depuis toujours la relation avec leurs enfants respectifs. L'auteur parvient à donner à son traitement du thème de la transmission et du traumatisme un caractère universel, faisant le lien entre les conséquences des événements historiques dramatiques et les bouleversements des destins personnels. Et étend ses ramifications bien au-delà des frontières pour livrer un roman foisonnant sur le poids écrasant du passé.
Il se pourrait que Miguel et Helena figurent l'un des couples les plus émouvants de la littérature contemporaine, avec leurs rides, leurs bleus à l'âme, leurs esprits trop pleins de douleurs et leur proximité avec le vide qui influence leurs décisions. J'ai aimé cheminer avec eux, m'interroger, m'émouvoir aussi au milieu de la violence du monde et de la précarité des destins soumis à la vacuité de minables desseins criminels. J'ai aimé ce supplément d'âme offert par un écrivain inspiré.
"Par-delà la pluie" - Victor del Arbol - Actes sud - 448 pages (traduit de l'espagnol par Claude Bleton)