Soeur - Abel Quentin

Abel Quentin pourrait être la version masculine d'Anaïs Llobet. Disons que je les classerais dans la même famille d'auteurs, les observateurs, capables de décortiquer des mécaniques, de comprendre ce qui anime les individus et de le restituer en utilisant tous les ressorts d'une construction implacable. Ce premier roman est ainsi d'une redoutable efficacité. Il s'empare d'un thème difficile et redouté, celui de l'embrigadement, terme que je préfère ici à celui de radicalisation. Mais ce qui intéresse l'auteur n'est pas tant la finalité que le pourquoi et le comment. La démonstration proposée est à la fois limpide, effrayante et... addictive.
Pour cela, il utilise trois niveaux, trois hauteurs de vue. Il y a Jenny, adolescente de 15 ans, sa famille et puis l’État. Il y a l'ennui d'une enfance et d'une jeunesse dans une petite ville de la Nièvre, les brimades au collège, le mal-être, cette sensation de n'être nulle part à sa place. Il y a des parents a priori comme les autres, qui oscillent entre surveillance et permissivité, jamais facile de trouver le juste équilibre avec un ado. Et puis il y a la société, les hommes politiques, les manœuvres de bas étage, les compromissions, symbolisées par la lutte pour le pouvoir entre le Président en place, Saint-Maxens, vieil homme sur le départ et son Ministre de l'Intérieur, Benevento, qui se voit bien lui succéder et n'hésite pas dans sa chasse aux voix à flirter avec les théories extrémistes. Sur fond de menaces terroristes et de guerre en Syrie, on voit bien le tableau.
Comment Jenny Marchand, à peine sortie de ses lectures de Harry Potter en arrive-t-elle à se rêver en martyre de la cause de Daech ? C'est tout l'objet de l'excellent traitement d'Abel Quentin, tout en crescendo, avec ces trois niveaux qui permettent d'alterner les points de vue et finissent par se percuter. Tout est là : la vulnérabilité de l'adolescente accentuée par des incidents qui tendent à devenir d'une extrême banalité, les parents paumés, le cynisme des politiques et l'oscillation permanente entre déni et répression, que ce soit dans la sphère privée ou au sommet de l'état. La complexité de la situation en devient palpable, alors même que le lecteur est pris dans la tension qui monte peu à peu et n'a rien à envier à un bon thriller. La mécanique de l'endoctrinement apparait de façon limpide, elle qui n'a rien d'intellectuel mais joue sur des leviers si communs : le besoin d'appartenance, de reconnaissance, d'exister, de laisser une trace. Et le lecteur assiste, sidéré, à la montée de cette colère, partie d'un rien et attisée régulièrement sans même que les protagonistes s'en aperçoivent.
C'est à la fois sidérant, percutant et très inquiétant. Mais c'est surtout un bon roman, difficile à lâcher et qui a le mérite de regarder la réalité en face et d'amener chacun à s'interroger sur ses responsabilités individuelles et collectives, dans cette multitude de petits ruisseaux qui finissent par faire un fleuve.
"Sœur" - Abel Quentin - Éditions de L'Observatoire - 252 pages