Apeirogon - Colum McCann
Terminer l'année en beauté, avec ce livre extraordinaire. Rester longtemps immobile et silencieuse après en avoir tourné la dernière page. Chercher ses mots pour tenter de le qualifier. Les trouver tous fades, pauvres. Se sentir misérable face à l'intelligence de l'auteur, à sa façon brillante de transmettre son empathie. Reprendre le livre en mains, vérifier une ou deux intuitions. Le reposer, encore plus impressionnée. Penser à Bassam et Rami, Abir et Smadar, Salwa et Nurit. Savoir qu'ils feront désormais partie de vous. Grâce à Colum McCann. A l'édifice qu'il a construit sur la force des mots, comme une stèle, un monument censé rappeler aux hommes la bêtise de la violence, la vanité de la guerre, le courage de celles et ceux qui osent opposer le calme et la paix aux facilités meurtrières et vaines des conflits armés.
Protéiforme. Géométrique, mathématique, géographique, historique, philosophique, musical, théologique, mythologique, archéologique. Politique. La matière de ce livre est immense, dense, éclairante. Il n'en faut pas moins pour tenter de comprendre ce qui se joue sur ces terres irriguées par le sang d'innombrables conflits. Palestine. Israël. Territoires. Colonies. Occupation. Le mot est lâché, et c'est autour de lui que vont se rejoindre les défenseurs de la paix. Mais avant cela, il faut raconter. L'histoire de Rami, père de Smadar, 14 ans et soufflée par l'explosion d'un terroriste kamikaze en pleine ville. Celle de Bassam, père d'Abir, 10 ans et tuée par une balle en caoutchouc tirée par un soldat israélien devant son école. Des histoires qui ne sont pas simplement les leurs. Car tout est lié. Chaque acte influe sur le cours des choses, même le plus infime. C'est l'objet de l'exploration à laquelle nous convie l'auteur. Par une construction étonnante, subtile, qui agrège les pièces les unes après les autres, dans un parallèle impressionnant dont le paroxysme est le discours porté par chacun des deux pères endeuillés et déterminés à raconter. Toujours.
"Dans les années 1980, l'endroit où il se vendait le plus de drapeaux israéliens - en dehors d'Israël - était l'Irlande du Nord, où les loyalistes les brandissaient pour défier les républicains irlandais qui avaient adopté le drapeau palestinien : des quartiers résidentiels entiers aux couleurs soit bleu et blanc, soit noir, rouge, blanc et vert".
Avoir envie de dire merci. Pour l'intelligence. Pour l'expression de la complexité. Pour ce pavé envoyé à la face des extrémistes de tous bords, de ceux qui ne pensent qu'en tout noir et tout blanc. Pour le lien entre les composantes du vivant, cette immense chaîne dont chaque maillon compte. Pour montrer comment le diable se niche dans les détails et comment "dieu" est souvent mal compris. Ou comment les hommes en sont de bien piètres porte-paroles. En faisant de Rami et Bassam les phares qui peuvent éclairer le monde, l'auteur choisit de montrer que ce qui unit devrait être plus fort que ce qui divise. Sans jamais occulter la difficulté, la noirceur, le drame. Sans manichéisme. Et en veillant à conserver un équilibre parfait dans son récit.
S'engager dans la lecture d'Apeirogon est une expérience à nulle autre pareille. De celles qui vous marquent. Vous changent peut-être aussi. Une lecture importante. Particulièrement dans cette période de bascule vers une nouvelle année pleine d'incertitudes où il nous rappelle les vertus de l'écoute, de la conversation et de l'empathie. C'est un bon programme.
"Les bombes explosèrent non loin du croisement entre Ben Yehuda Street et Ben Hillel Street, également appelée Hillel Street du nom de Hillel l'Ancien, père, au 1er siècle av. j.C., de l'éthique de réciprocité : Ce que tu ne voudrais pas que l'on te fit, ne l'inflige pas à autrui".
"Apeirogon" - Colum McCann - Belfond - 512 pages (traduit de l'anglais par Clément Baude)