Les loups à leur porte - Jérémy Fel
Voilà un premier roman qui ne laisse pas indifférent, affiche une surprenante maîtrise et offre une variation virtuose sur le thème du mal. Pour une fois, les critiques littéraires ne l'ont pas laissé passer et les articles élogieux parus ici et là sont amplement mérités. C'est avec lui que je clôture mes lectures de l'opération "68 premières fois". Et c'est une excellente pioche !
Qui n'a pas dans les tréfonds de sa mémoire le souvenir d'une vague frayeur causée par un monstre, un loup ou toute autre créature des ténèbres, sorti d'un livre, d'une histoire racontée avant de dormir, d'un film ou d'une légende ? Ça vous revient ? Alors voilà, vous êtes dans l'ambiance qui accompagne le lecteur au fil de l'intrigue, au fur et à mesure que les personnages se dévoilent et que peu à peu apparaissent les liens qui les unissent. Ici, les monstres n'habitent pas seulement les cauchemars, ils vivent aussi au grand jour dans la maison d'à côté ou sous votre propre toit. Le mal est absolument partout.
La construction du roman est pour beaucoup dans le plaisir de lecture. Une sorte de puzzle qui ne se révèle dans son entièreté qu'à la toute fin. Les chapitres successifs, comme autant de pièces contribuent à alimenter chez le lecteur une forme d'addiction et de hâte à tourner les pages. C'est captivant. Parce qu'on se demande quel est le rapport entre un fils qui met le feu à la maison familiale dans le Kansas, un jeune homme qui fuit New York en enlevant un petit garçon maltraité par sa mère, une jeune femme aux prises avec ses cauchemars d'enfant dans une demeure baptisée Manderley près d'Annecy, une femme épiant les infidélités de son mari dans la région nantaise, une femme peintre au sud de l'Angleterre victime de la jalousie meurtrière de son mari, un adolescent en camp de vacances, une jeune serveuse de cafeteria dans l'Indiana... Patiemment, Jérémy Fel bâtit sa toile autour de Daryl, Mary Beth, Duane, Louise, Martin, Scott ou encore Kate. Et le lecteur se concentre, note les détails, désireux surtout de ne pas rater une piste ou un élément de compréhension de l'histoire. Impatient de connaître la suite.
Aucun personnage n'est tout blanc dans cette histoire et l'on sent rôder le mal à chaque coin de page. On se demande quel événement abject va encore survenir. Pourtant, rien de tout cela ne dépasse un certain niveau de véracité. Ces comportements, ces meurtriers, ces pervers, ces déséquilibrés, on les a tous croisés au détour de quelques faits divers relatés dans les journaux. Ils se cachent sous des apparences parfaitement normales, difficiles à démasquer. Voilà pourquoi Jérémy Fel semble ne pas pouvoir se résoudre au happy end. Malgré un ciel dégagé et une route droite pour les deux héros, il laisse planer une ombre, obligeant le lecteur à refermer le livre dans un état d'inquiétude latent... Et voilà comment on réussit à ne pas se faire oublier.
Franchement, le roman choral n'est pas ce qu'il y a de plus facile à réaliser. Jérémy Fel s'en sort avec brio, nourri par l'influence de grands auteurs ou cinéastes américains dont on sent l'empreinte, pour le plus grand plaisir du lecteur. Il installe un vrai univers, singulier et original. Très envie de lire les prochaines productions littéraires de Jérémy Fel...
"Les loups à leur porte" - Jérémy Fel - Rivages - 440 pages
36/68 - Les 68 premières fois, c'est fini. Et l'opération se termine en beauté avec ce roman.
Voir également l'avis de Jostein.