Le dimanche des mères - Graham Swift
Il arrive que l'on sache dès les premières lignes qu'un livre est fantastique. Cela tient à une musique, au pouvoir de quelques mots pourtant simples mais dont l'agencement parvient soudain à vous transporter ailleurs, à vous faire immédiatement tout oublier, à vous capter, tous sens en éveil. J'avoue moins bien connaître Graham Swift que ses compatriotes Jonathan Coe, Ian McEwan ou William Boyd, mais ce petit bijou de roman va directement entrer dans mon Panthéon personnel.
Il y a dans ces 140 pages de multiples trésors. Une densité incroyable dans le propos, une dextérité folle dans la construction et la mise en tension, une démonstration implacable du pouvoir de l'écrivain sur le sens de la vie et la façon de l'inventer. Puisqu'une seule journée peut changer un destin. Comme nous le montre si bien l'histoire de Jane, à partir de cette journée du 30 mars 1924 dans une Angleterre encore très marquée par la Grande Guerre. Le dimanche des mères est une journée de congé accordée aux domestiques par les aristocrates afin qu'ils rendent visite à leur famille. Orpheline, Jane Fairchild, la jeune bonne des Niven occupe sa journée bien différemment. Sa liaison secrète et de longue date avec le jeune héritier d'une famille voisine, Paul Sheringham arrive en effet à un tournant. Le jeune homme doit se marier deux semaines plus tard et ces quelques heures sont donc les dernières qu'ils vont passer ensemble, pour la première fois dans la demeure de Paul. Une journée dont Jane s'efforce d'imprimer chaque instant dans sa mémoire tout en portant un regard empreint de lucidité sur la situation, sans bien savoir encore à quel point le destin peut se montrer facétieux.
"Elle le connaissait, tout en ne le connaissant pas. Sous certains aspects, elle le connaissait mieux que quiconque - ça, elle en serait toujours certaine - tout en sachant que personne ne devait jamais savoir à quel point elle le connaissait. Cependant, elle le connaissait assez bien pour savoir sous quels aspects il était difficile à connaître. Elle ignorait ce qu'il pensait, allongé là, nu, à ses côtés."
Les multiples niveaux de ce court roman sont un vrai régal. L'opposition de classes, la disparition annoncée d'une aristocratie jusqu'ici dominante, la société britannique en mouvement. Mais surtout l'éveil d'une femme et la naissance d'un écrivain. Car Jane, loin d'être victime choisit d'embrasser la vie à pleines dents et de prendre en mains son destin, riche de cette première partie d'existence passée à observer. Avec cette journée comme point de départ auquel l'auteur revient ponctuellement par une construction en cercles concentriques qui nous mènent jusqu'à soixante-dix ans plus tard et qui, inlassablement prennent leur source dans cette journée originelle.
C'est brillant, virtuose, formidable. Une réflexion magistrale sur le processus de narration qui laisse totalement émerveillé. C'est sans doute ce que l'on appelle un écrivain au sommet de son art.
"C'était là la grande leçon de la vie, que faits et fiction ne cessaient de se confondre, d'être interchangeables."
"Le dimanche des mères" - Graham Swift - Gallimard - 144 pages (traduit de l'anglais par Marie-Odile Fortier-Masek)