La seule histoire - Julian Barnes
Julian Barnes et moi c'est une relation de quoi... trente ans ? Oui, déjà... Depuis Le perroquet de Flaubert. Ses livres couvrent une pleine étagère de ma bibliothèque, je les aime trop pour m'en séparer. Toujours profond, jamais ennuyeux. Avec cette petite touche britannique que sa francophilie rend encore plus réjouissante. Une pointe d'ironie mordante, toujours intelligente. Mais depuis quelques livres, depuis Pulsations, son très joli recueil de nouvelles qui faisait suite au décès de sa femme, il y a chez l'auteur un voile de nostalgie. Ses héros - comme lui certainement - se retournent désormais sur leur vie, tentent de mettre de l'ordre dans leurs souvenirs, essayent de mettre en phase leur mémoire avec leurs sensations. Pulsations, Une fille, qui danse... étaient les prémices de ce qui s'avère être à mon sens son plus grand roman : La seule histoire.
"Un premier amour détermine une vie pour toujours : c'est ce que j'ai découvert au fil des ans. Il n'occupe pas forcément un rang supérieur à celui des amours ultérieures, mais elles seront toujours affectées par son existence. Il peut servir de modèle, ou de contre-exemple. Il peut éclipser les amours ultérieures ; d'un autre côté il peut les rendre plus faciles, meilleures. Mais parfois aussi, un premier amour cautérise le cœur, et tout ce qu'on pourra trouver ensuite, c'est une large cicatrice."
A 19 ans, Paul est tombé amoureux de Susan sur un court de tennis alors que, le temps d'un été il s'est trouvé par hasard être son partenaire de double. Susan a 48 ans, un mari, deux filles. Dans cette petite ville au sud de Londres, dans l'Angleterre des années 60, tous les ingrédients du scandale sont réunis. Mais à la britannique, sans bruit. La relation dure, les deux amants s'installent ensemble à Londres où ils vivront une dizaine d'années avant de se séparer, l'addiction de Susan à l'alcool ayant raison des efforts de Paul. Pourtant, Paul n'a jamais réellement quitté Susan...
Ce que nous raconte Julian Barnes, c'est la façon dont "la seule histoire" continue à vivre en nous longtemps après qu'elle s'est terminée. Dans la première partie, à la première personne du singulier, Paul, cinquante ans après sa rencontre avec Susan raconte les débuts de leur amour, comme il s'en souvient, avec ce que la mémoire veut retenir en priorité. Il dit magnifiquement l'amour du jeune homme pour cette femme qui "avait appris la vie avec la vie" tandis que lui "l'apprenait dans les livres". La deuxième partie bascule à la deuxième personne du pluriel, ce vous qui interpelle le lecteur pour mieux le prendre à témoin et lui donner à voir l'envers du décor... l'alcool qui envahit la vie de Susan alors qu'elle ne buvait pas une goutte lorsque elle vivait avec son mari, le déséquilibre psychiatrique qui brouille peu à peu son cerveau, Paul qui s'interroge sur son incapacité à empêcher cette dégringolade. La troisième partie, de nouveau à distance adopte la troisième personne du singulier pour raconter l'après. La vie de Paul sans Susan et pourtant toujours, quelque part, avec elle. Et cette partie, croyez-moi, est poignante.
"Il lui semblait qu'une des dernières tâches de son existence était de se souvenir d'elle correctement. (...) c'était son ultime devoir, envers elle et lui-même, de la garder en mémoire comme elle avait été dans leurs premières années ensemble. De se souvenir d'elle au temps de ce à quoi il pensait toujours comme étant son innocence : une innocence de l'âme".
Tout ceci est d'une beauté à tordre le cœur. Parce que l'amour ici n'a rien d'anecdotique, n'est entaché d'aucun cliché. Parce que ce qui vit dans l'esprit de Paul est si fort, si riche, si perturbant, si contraignant aussi qu'on ne peut s'empêcher de penser qu'on est très loin de l'amour jetable dont les romans contemporains se font habituellement l'écho.
La seule histoire est un roman qui se déguste lentement, dans lequel on se love et dont on n'a pas envie de sortir. Un roman qui rassure, encourage, console peut-être. Beau à pleurer.
"Une citation dans son carnet, qui avait survécu à plusieurs relectures : "En amour, tout est vrai, tout est faux ; et c'est la seule chose sur laquelle on ne puisse pas dire une absurdité" (Chamfort). Il avait aimé cette remarque depuis qu'il l'avait découverte. Parce que, pour lui, elle ouvrait sur une pensée plus large : celle que l'amour lui-même n'est jamais absurde, ni aucun des participants. Toutes les sévères orthodoxies de sentiments et de comportements qu'une société peut chercher à imposer, l'amour les esquive. On voit parfois, dans la cour de ferme, d'improbables formes d'attachement - l'oie éprise de l'âne, le chaton jouant sans crainte entre les pattes du molosse enchaîné. Et, dans la cour de ferme humaine, il existe des formes d'attachement tout aussi improbables ; et pourtant jamais, aux yeux des participants, absurdes."
"La seule histoire" - Julian Barnes - Mercure de France - 260 pages (traduit de l'anglais par Jean-Pierre Aoustin)