Le silence d'Isra - Etaf Rum
Ce livre, vous pourriez le choisir d'abord pour sa magnifique couverture affichant une œuvre d'Helen Zughaib intitulée Women against the night. Par curiosité également pour sa qualité de premier roman et les promesses de la quatrième de couverture. Vous pourriez lire les premiers mots "Je suis née sans voix, par un jour nuageux et froid à Brooklyn", mesurer tout le poids de ce qu'ils disent de la condition des femmes et particulièrement de celles dont il est question ici. D'origine palestinienne, émigrées aux États-Unis pour fuir des conditions dramatiques mais certainement pas pour en épouser la culture ni les mœurs. Dès lors, vous êtes happé, attaché aux pas de ces héroïnes du quotidien, à leurs rêves trop tôt étouffés sous le joug des traditions, à leurs aspirations qui tentent de se frayer tout de même un chemin, comme la flamme d'une bougie s'accroche au moindre souffle d'oxygène pour continuer à brûler. Isra, Deya, Sarah. Trois femmes inoubliables.
L'histoire débute en Palestine, en 1990. Isra est une jeune fille de 17 ans qui ne connaît rien d'autre que les terrains qui entourent la maison de ses parents à Bir Zeit. Son mariage avec Adam, arrangé comme il se doit par les deux familles va la transporter à des milliers de kilomètres, à Brooklyn. Isra, dont l'imagination est nourrie par ses lectures va très vite déchanter. Dans le quartier de Brooklyn où elle est confinée, au service de sa belle-mère à la fois tyrannique et gardienne des traditions, ainsi que de son mari, Isra ne fait qu'entrapercevoir la réalité de l'Amérique. Ce que l'on attend d'elle : qu'elle mette au monde des garçons. Au rythme des naissances de filles, sa relation avec son mari se complique et la jeune femme semble sombrer dans la mélancolie. Seule son amitié avec Sarah, sa jeune belle-sœur et les livres qu'elle lui fait découvrir lui apportent un peu de baume au cœur. Dix-huit ans plus tard, Deya, la fille ainée d'Isra subit les assauts répétés de sa grand-mère pour la marier. Mais la jeune fille se pose beaucoup de questions et pressent que son histoire familiale a encore beaucoup de choses à lui révéler. Elle voudrait aller à l'université, trouver le courage de résister à la redoutable Farida, échapper au poids de la peur...
Par une construction subtile, l'auteure nous offre des allers-retours dans le temps et des cheminements auprès d'Isra et de Deya, la mère et la fille pour mieux nous faire comprendre le poids d'une culture et de traditions séculaires, dont les femmes se font elles-mêmes les vecteurs par crainte de leur impuissance à changer les choses. En cela, le personnage de Farida est terriblement révélateur tandis que celui de Sarah, à l'inverse montre qu'il n'est pas non plus facile d'assumer la rupture totale. En tentant de mieux comprendre le cheminement d'Isra, Deya va puiser la force nécessaire pour enfin briser cette chaîne de soumission et faire en sorte qu'être aux commandes de sa vie ne soit pas uniquement une idée cantonnée à la fiction.
Grâce à la densité de son propos, Etaf Rum nous donne à voir toute la complexité de cette quête polyphonique d'émancipation et de liberté ; le pouvoir à double tranchant de la littérature qui montre d'autres façons de vivre à celles qui n'y accèderont jamais et qui est également une formidable source d'inspiration ; le tiraillement constant entre la culture de l'obéissance, inculquée à coups de fouets d'abord par un père puis par un mari et l'aspiration à la rébellion. Tout ceci accentué par l'exil et le maintien à l'écart. On mesure ainsi tout le courage nécessaire pour simplement s'autoriser à faire entendre sa voix, ce qui est tout l'objet du cheminement de Deya que l'on comprend comme étant très proche de celui de l'auteure. Qui fait ici acte de libération, comme annoncé dans le choix de l'exergue signé Maya Angelou "Il n'est de plus grande agonie que de garder une histoire tue en soi".
"Le silence d'Isra" - Etaf Rum - Editions de L'Observatoire - 430 pages (traduit de l'anglais par Diniz Galhos)