L'anomalie - Hervé Le Tellier
Je ne sais pas ce que nous réserve 2021, si par exemple un certain Victor Miesel publiera son plus grand roman, L'Anomalie, avant de se suicider et de réapparaître quelque temps après. Dans l'intrigue qui se déroule sous nos yeux, rien n'est dit du Prix Goncourt 2020 qui vient d'annoncer les quatre finalistes, à l'heure où j'écris ces lignes, parmi lesquels figure L'anomalie. Tant pis, nous attendrons le 10 novembre pour connaître le verdict et savoir si Hervé Le Tellier a réussi son coup. Quoi qu'il en soit, il a mis dans son roman tout ce qui fait le bonheur d'un lecteur : de l'intelligence, de la malice, du rêve, de l'ironie et quelques clins d’œil bien appuyés.
"Aucun auteur n'écrit le livre du lecteur. Aucun lecteur ne lit le livre de l'auteur. Le point final, à la limite, peut leur être commun". Victor Miesel, L'Anomalie.
On s'est tous déjà demandé un jour un peu plus absurde que les autres, si quelqu'un, quelque part n'était pas en train de s'amuser avec nous au travers d'un scénario rocambolesque. Si nous n'étions pas les jouets d'un savant fou en train de ricaner en nous regardant nous débattre dans les situations les plus dingues, dramatiques ou hallucinantes. Si nous n'étions pas dans une fiction plutôt que dans une vie réelle. Vous savez, ces jours où l'on dit en rigolant que la réalité dépasse la fiction... Voilà, L'anomalie, c'est ça. Une plongée fictionnelle dans une réalité déjà dépassée par la fiction. Rassurez-vous, ça a l'air embrouillé dit comme ça mais on suit très bien. Bien sûr, il faut accepter de croire. Juste un peu. Par exemple, qu'un avion de ligne transatlantique reliant Paris à New York avec 243 passagers à bord se pose deux fois à destination, à trois mois d'intervalle. Avec les mêmes passagers, le même équipage. Chacun étant désormais double avec un décalage de 3 mois de vie. Un tueur à gages, un écrivain, une avocate, une famille, un architecte et sa compagne... Autant de cas de figures, de face-à-face. Sous les yeux du FBI, de la CIA, du Président des Etats-Unis (faites que la fiction reste de la fiction parce que Trump en 2021 si on pouvait éviter...) et des deux scientifiques à l'origine du Protocole 42 appliqué en cas d'événement imprévisible alors qu'en principe, tous les cas de figure ont été prévus. Tous les théoriciens sont ainsi convoqués : scientifiques, philosophes, sans oublier les religieux. Jubilatoire.
Ou jouissif. On peut utiliser ce genre de mots pour qualifier cette lecture qui fait sourire, douter, grincer des dents, glousser. On peut en retenir le côté éminemment ludique mais aussi glaner quelque matière à réflexion face au miroir tendu par l'auteur, dans lequel se reflète par moments toute la folie du monde. J'ai pour ma part un grand faible pour le personnage de Victor Miesel dont les réflexions, citations et aphorismes délivrent une vision savoureuse de la condition d'écrivain mais également du monde de l'édition. Je ne sais pas si L'anomalie aura le Goncourt, mais, comme dit Victor : "Toute gloire ne saurait être qu'une imposture, sauf peut-être dans la course à pied. Mais je suspecte quiconque affirme la dédaigner d'enrager d'avoir seulement dû y renoncer". On peut souhaiter la gloire à celui qui propose un aussi génial moment de lecture. Par les temps qui courent, on lui dresserait une statue.
"L'anomalie" - Hervé Le Tellier - Gallimard - 332 pages