Un gentleman à Moscou - Amor Towles

Je viens de passer un de mes meilleurs moments de lecture depuis un bout de temps. Dans la catégorie plaisir pur, procuré par des héros que l'on n'a pas du tout envie de quitter et une science de la narration qui vous transporte immédiatement au cœur de l'intrigue. J'avais déjà apprécié dans le premier roman d'Amor Towles, Les règles du jeu, l'atmosphère un brin désuète, voire nostalgique qui irriguait son histoire. Cette fois, il y a en plus une superbe élégance et une tonalité teintée de cet humour pince sans rire que l'on jurerait émaner d'un auteur britannique si l'on ne connaissait pas la nationalité de l'auteur. Quant au comte Alexandre Rostov, le gentleman du titre, comment ne pas succomber à son charme ?
Nous sommes donc à Moscou, au début des années 1920, époque de reconstructions et de transformations après une guerre mondiale et surtout une révolution sanglante. Les aristocrates ont en général opté pour l'exil mais Alexandre Rostov a préféré regagner son pays alors qu'il séjournait à Paris pendant les événements. Convoqué devant un tribunal révolutionnaire, il échappe miraculeusement à la peine de mort et à l'emprisonnement mais se voit assigné à résidence à l'hôtel Metropol où il a posé ses valises. Là, il doit dire adieu à sa suite et se trouve relégué sous les combles dans une sorte de chambre de bonne. Les consignes sont claires : il ne doit pas poser un pied en dehors du bâtiment sinon... Nous allons donc le suivre durant une bonne trentaine d'années et croyez-moi, cela n'a rien ni de statique ni d'ennuyeux.
D'abord parce que le comte Rostov est un pur produit d'un monde qui croyait avant tout dans le pouvoir de la culture et de la transmission ; nourri aux grands auteurs, philosophes, stratèges ou romanciers, il ne manque pas de références pour affronter les différentes situations qui s'offrent à lui. A commencer par trouver le moyen de garder la maitrise du cours de sa vie, malgré l'enfermement. Ensuite parce que l'hôtel Metropol n'est pas n'importe quel bâtiment. Idéalement placé au cœur de Moscou entre le Kremlin et le Bolchoï (un plan au début du livre permet de se faire une idée précise), il est au centre de la vie culturelle et politique moscovite. Des étages complets sont ainsi réquisitionnés au lendemain de la Révolution pour enfermer les membres de la commission chargés de rédiger la Constitution de l'Union Soviétique. Enfin, parce que ce lieu de passage offre au comte de multiples occasions de rencontres et que ses qualités d'observateur et d'homme du monde vont se transformer en ressources insoupçonnées, pour le plus grand plaisir du lecteur. Car savoir tenir une conversation, organiser un plan de table en évitant les fausses notes ou encore transmettre sa connaissance du monde à travers l'ouverture que lui a procuré sa culture, tout ceci va s'avérer éminemment politique.
Outre que ce livre possède tous les ingrédients romanesques qui captent le lecteur, il nous parle avec élégance du temps qui passe, des transformations voulues ou subies, des mondes qui changent. Il y a dans le personnage de Rostov quelque chose du Prince Salina dans Le Guépard. En tout cas j'ai eu le visage de Burt Lancaster à l'esprit pendant toute ma lecture. On y lit également de très jolies choses sur la littérature, russe notamment, et des observations savoureuses sur les différences culturelles entre URSS et Etats-Unis à travers les différentes périodes traversées. Car c'est aussi un pan de notre histoire récente qui nous est offert, par le prisme de cet endroit singulier, excellent poste d'observation. Comme le dit Rostov à la fin du livre "entre ces murs, le monde est passé".
Un roman au long cours, qui invite à prendre le temps et dans lequel on s'immerge avec un rare plaisir. Compagnon idéal de soirées plaid et boisson fumante (ou vodka), savoureux, élégant et puissamment romanesque. J'aime décidément beaucoup cet auteur.
"Un gentleman à Moscou" - Amor Towles - Fayard - 574 pages (traduit de l'anglais par Nathalie Cunnington)