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Le complot contre l'Amérique - Philip Roth

22 Novembre 2018 , Rédigé par Nicole Grundlinger Publié dans #Romans, #Coups de coeur

Comment parler d'une telle claque littéraire ? Comment expliquer cette sensation très particulière qui prend d'abord au niveau du plexus, se diffuse ensuite au creux du ventre avant de venir exploser dans les poumons en une sorte de jubilation ? Ce doit être l'effet produit par un chef d’œuvre. Oui, un chef d’œuvre, ce mot trop souvent galvaudé et que j'hésite tant à employer mais qui s'impose naturellement pour parler de ce roman. Avec ce sentiment que, si je ne l'avais pas lu, j'aurais vraiment raté quelque chose.

Le complot contre l'Amérique est une uchronie qui fait douloureusement écho au présent dans son auscultation des États-Unis. Publié initialement en 2004, ce roman, en modifiant le passé à un moment clé pour l'ensemble du monde, offre un angle de vue aussi puissant qu'intelligent sur les ressorts psychologiques qui entraînent les individus et peuvent modifier le sens de l'Histoire. Et, effet encore plus étonnant, il semble incroyablement prémonitoire à l'aune des comportements que nous connaissons aujourd'hui.

Philip Roth se souvient ici de l'année 1940, qui vit Charles Lindbergh gagner les élections présidentielles face à Roosevelt candidat à sa propre succession. Célèbre aviateur, douloureusement frappé par le destin (cf. l'enlèvement de son fils) et connu pour ses sympathies affichées pour le régime d'Hitler qu'il est même allé saluer en Allemagne en 1936. Si Lindbergh a gagné ces élections, c'est sur la promesse de ne pas entrainer les États-Unis dans un nouveau conflit mondial. Ne pas s'en mêler. Conclure un pacte avec les forces de l'Axe et les laisser se débrouiller. On imagine bien la panique au sein de l'importante communauté juive américaine. On connaît les objectifs affichés par Hitler et ses amis. Ne pas s'engager contre, c'est quelque part approuver. Et ouvrir la porte à tous les excès, y compris sur un territoire choisi par beaucoup pour ses idéaux de liberté, de sécurité et de démocratie.

A travers l'histoire de la famille Roth au cours de la présidence Lindbergh, l'auteur propose une analyse particulièrement fine et clairvoyante de ce qui motive, inspire, entraîne un individu. A l'intérieur même de la communauté juive, les avis divergent. Certains sont persuadés que le pire est à craindre et que bientôt, le drapeau à croix gammée flottera sur le Capitole. Leur salut consiste à passer au Canada qui lui, est entré en guerre aux côtés du Royaume-Uni. D'autres prêchent pour l'intégration, le profil bas, l'assimilation... On est en Amérique, quand même, rien de grave ne peut arriver pensent-ils. Dans la famille Roth, le père refuse de céder aux injonctions de sa femme : hors de question de fuir, la communauté de Newark est la sienne, il est un américain comme les autres. On assiste peu à peu à la mise en place de mesures concernant les Juifs qui, de façon bien plus insidieuse que ce que l'on connait de l'autre côté de l'Atlantique tissent une toile malsaine et font céder certaines des digues qui présidaient jusque-là à la cohésion de la société.

La pensée, le libre-arbitre, la capacité à se faire une opinion face aux mécanismes de propagande, tout ceci est exploré de façon brillante et quelque peu terrifiante. Car il ne s'agit pas de science-fiction. Les décisions prises ne relèvent en rien de l'exceptionnel ou du spectaculaire. Les réactions des uns et des autres sont terriblement humaines. L'égoïsme, le racisme, l'égocentrisme, la peur de l'autre, le réflexe de protectionnisme... Le romancier n'a pas besoin de trop d'imagination, il suffit de puiser dans le terreau des sentiments humains. Et d'observer. La propagande, le populisme, l'aveuglement volontaire. Dans ce que décrit Roth, tout est vrai. A un tout petit détail près. Tout est vrai encore aujourd'hui. Les ressorts sont les mêmes. C'est extrêmement troublant.

Après la lecture de ces Mémoires, on est à la fois soulagé de lire les biographies réelles des personnages cités et frappé par la finesse du fil qui tisse les valeurs de la démocratie et de la liberté. Frappé par la facilité et la vitesse avec lesquelles le monde peut changer. Sur un malentendu par exemple. Décontenancé de constater, une fois encore, la complexité, la faillibilité de la nature humaine. Impressionné par cette brillante démonstration. Et pas très rassuré...

Le complot contre l'Amérique est à ranger définitivement dans la catégorie des lectures indispensables. Celles qui vous éclairent, vous bousculent, vous transforment, peut-être.

"Le complot contre l'Amérique" - Philip Roth - Folio (Gallimard) - 560 pages (traduit de l'américain par Josée Kamoun)

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F
ll FAUT que je lise Roth! Il le FAUT! 2019 sera parfait :-)
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N
Mais oui, on arrive à la période des bonnes résolutions, c'est le moment :-)
A
Outch ! Tu donnes terriblement envie. Merci pour ce coup de coeur percutant pour mon bilan. ;)
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N
Ah mais si grâce à toi il peut rencontrer de nouveaux lecteurs, alors je suis ravie !
E
Mon préféré de Philip Roth !
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N
C'est celui qui me faisait le plus envie et je n'ai pas été déçue !
K
Ah la la je me demande si je ne l'ai pas commencé celui là, il faudra que je le reprenne, alors.
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N
:-)
K
Je savais bien qu'il était indispensable celui-là...
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N
Beaucoup le disent, en effet... Je me joins au concert !
C
Tu vas rigoler, je n'ai jamais lu cet auteur.
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N
Je ne rigole pas du tout, je n'ai lu mon premier que cet été (il me faisait peur...) et ça a été une telle découverte (Un homme, un titre idéal pour l'aborder je pense, si tu en as envie) que je poursuis mon exploration. Je n'ai pas accroché à Portnoy et son complexe mais par contre, là, je suis baba !
D
Tu es, comme toujours Nicole, extrêmement convaincante. <br /> Et c'est drôle ce que tu dis au début de ton article sur la sensation physique que peut produire une lecture avant même d'atteindre le cerveau, car c'est exactement une réflexion que je me suis faite très récemment... :-)
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N
Ah oui, c'est physique la lecture :-)
K
J'ai adoré tout ce que j'ai lu de Philip Roth et pourtant je n'ai pas encore osé lire celui-ci, peut-être son aspect uchronie qui me freine ?
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N
Tiens, moi c'est l'un de ceux qui m'attiraient le plus... Mais ce n'est que le 3ème que je lis après Un homme (excellent) et Portnoy et son complexe dans lequel je n'ai pas réussi à entrer.
B
Il y a des auteurs avec lesquels on fait à coup sûr « bonne pioche « quel que soit le type de livre, ici une uchronie. À chaque fois que j’ai commencé un livre de Philip Roth je me suis dit : « voilà ce que c’est la littérature «
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N
Je débute seulement mais pour l'instant ça se passe bien !