Sucre amer - Avni Doshi
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L'une de mes résolutions pour 2022 est d'accentuer mon exploration de la littérature étrangère, alors autant commencer par un finaliste de Booker Prize (2020). Attention, le voyage n'a rien de léger, on a plutôt intérêt à oublier tous ses fantasmes sur l'Inde avant d'ouvrir ce roman dont la lecture s'apparente à une expérience assez âpre. C'est aussi ce qui en fait la singularité et la profondeur, tous ces sentiments par lesquels on passe sur une gamme qui alterne les couleurs et les extrêmes. Mais ce qui distingue ce roman c'est la façon subtile dont l'autrice mêle dans sa construction le point de vue de la femme et celui de l'artiste, ouvrant ainsi des voies de réflexion insoupçonnées.
Antara est une jeune artiste trentenaire de la classe moyenne indienne installée à Pune avec son mari, cadre dans une grande entreprise. Elle est soudain confrontée aux pertes de mémoire de sa mère dont le comportement devient vite incontrôlable. Voilà Antara tenue de prendre soin d'elle, un inversement des rôles de plus en plus fréquent de nos jours sauf que... cette mère n'a pas vraiment pris soin de sa fille jusqu'à présent. L'enfance d'Antara refait surface dans son esprit, dans le sillage d'une mère qui a franchi toutes les limites pour vivre la vie qu'elle souhaitait dans une société indienne patriarcale et corsetée. Ce qui les a conduites dans la secte d'Osho, expérience qui a à jamais marqué la jeune femme d'autant que la suite ne s'est pas révélée plus rassurante. Cette nouvelle cohabitation avec cette mère au comportement hostile et éloigné de toute tendresse a sur Antara un effet dévastateur, sous les yeux de son entourage pas toujours au fait des réalités de cette relation aussi toxique qu'explosive. Surtout lorsque à son tour elle se retrouve enceinte...
"Le passé se revêt d'une force dont le présent est dépourvu"
L'expérience à laquelle nous convie l'autrice est assez fascinante dans son alternance de crudité et de conceptuel. Il est beaucoup question des corps et de leurs fluides, marqueurs de l'intimité forcée vécue à plusieurs reprises par Antara, une proximité imposée qui se caractérise par ses effluves et dont la réalité explose ainsi à la tête du lecteur. Le thème exploré est aussi celui de la mémoire, pas uniquement du côté de ceux qui la perdent, mais de celle que nous nous fabriquons chaque jour en ne puisant pas toujours dans la réalité. Une question qui devient conceptuelle dès lors qu'elle interroge le travail de l'artiste. A ce titre, le travail d'Avni Doshi emprunte à toutes les facettes de la perception affective, jusqu'à orchestrer la perte de repères qui menace d'engloutir sa jeune héroïne dans un tourbillon qui laisse le lecteur hébété. Je vous avais prévenu, l'expérience n'est pas de tout repos, mais elle est incroyablement puissante et marquante dans ce qu'elle met à jour d'une relation mère-fille parfois impossible.
"Sucre amer" - Avni Doshi - Editions Globe - 294 pages (traduit de l'anglais (Inde) par Simone Manceau)