On m'appelle Demon Copperhead - Barbara Kingsolver
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Quel remarquable tour de force littéraire ! A près de deux siècles de distance, Barbara Kingsolver offre une réécriture contemporaine du David Copperfield de Dickens et par-là même une peinture dramatique et stupéfiante de la réalité de la misère systémique dans une région délaissée du Sud-Est des États-Unis. Sa région natale, dont elle fait le décor d'une société aveugle, engagée dans une course qui laisse sur le bas-côté ceux qui n'ont pas les moyens de suivre, une société qui n'a pas de temps à perdre avec les "péquenauds" ou autres appellations tout aussi sympathiques. Son Demon est de tous les plans, normal, c'est lui qui raconte avec un ton qui embarque aussitôt par sa lucidité, sa force et son humour à toute épreuve. Né Damon Fields sur le plancher du mobile-home où sa très jeune mère a trouvé à se loger après la mort accidentelle du père, il doit justement son surnom aux légendes qui entourent le passé de celui qu'il n'a pas connu. Ceux qui ont lu David Copperfield pourront s'amuser à reconnaître les grandes lignes du parcours du héros - arrivée d'un beau-père, décès de la mère, début de la dégringolade... - , les figures qui l'entourent d'une rare affection, celles qui au contraire ignorent ses souffrances et se moquent de son sort ; mais si ce n'est pas le cas, l'histoire de Demon Copperhead existe par elle-même, ancrée dans un contexte contemporain malheureusement très réaliste. L'incurie des services sociaux dans la prise en charge des orphelins, le trafic intéressé et sans pitié des familles d'accueil, les ravages du trafic des anti-douleurs le plus gros scandale sanitaire des années 2000. Barbara Kingsolver installe ses personnages sur cette toile de fond et ose un ou deux clins d’œil à Dickens faisant dire à Damon qui découvre ses livres "un type hyper vieux, mort depuis un bail et étranger en plus de ça, mais putain, il les connaissait, les gamins et les orphelins qui se faisaient entuber et dont personne avait rien à branler. T'aurais cru qu'il était d'ici." L'autrice en profite pour explorer le passé, remonter aux sources et remuer un peu la boue sans jamais perdre son héros de vue. Son Damon est d'une loyauté à toute épreuve et révèle une certaine fraîcheur malgré les épreuves. Comme son célèbre modèle c'est un talent artistique qui sera sa bouée de sauvetage ; avant cela il nous aura tenu en haleine, avec l'envie de le réconforter les jours de désespérance - même s'il n'est pas du genre à s’apitoyer sur son sort - et de l'encourager face à son peu d'estime pour lui-même. Tout au long des 600 pages on ne veut qu'une chose : que Demon réalise enfin son rêve de voir l'océan, et si possible bien accompagné.
Soufflée par la performance, totalement conquise par Demon et enchantée par ma lecture.
"On m'appelle Demon Copperhead" - Barbara Kingsolver - Albin Michel/Terres d'Amérique - 610 pages (traduit de l'américain par Martine Aubert)