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Corps de ferme - Agnès de Clairville
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Faire parler les animaux dans les livres ne date pas d'hier mais il s'agit la plupart du temps de fables ou d'histoires enjolivées pour les enfants, filtrées par un cerveau humain et composées à son image. Comme dans la vraie vie. Parce que les animaux ne sont pas censés penser ni ressentir, sinon comment mordre à belles dents dans une côtelette d'agneau ? Le pari est donc ici plutôt original et même osé, j'ai pris mon temps pour y aller après mon expérience précédente plutôt décevante avec Rousse ou les beaux habitants de l'univers...
L'expérience proposée par ce texte n'a rien de très agréable et c'est toute sa force. Le titre donne le ton : plus que des bâtiments c'est bien des corps dont il sera question, ceux des acteurs de l'histoire qui prennent tour à tour la parole. Une vache pie noir, une chienne épagneule, un chat tigré et un peu plus tard une pie. Acteurs et spectateurs, chacun à son niveau. A travers leurs regards, leurs sensations, se dévoilent leurs perceptions d'un environnement régi par une activité chronométrée où les interactions sont réduites au minimum et optimisées. Dans la ferme on parle peu ce qui n'empêche pas la vache de préférer la main de la fermière pour la traite, la chienne de frémir à l'odeur du maître, le chat de deviner lequel des deux fils a besoin de sa chaleur pour mieux dormir. Les corps souffrent, les cœurs aussi. Comme en témoignent les gémissements de la vache lorsque son veau lui est arraché ou la subite affection du matou tigré pour un chaton dont il fait son élève. On est au plus près de la matière. De la boue, du sang et des humeurs. De la vie et de la mort. Chaleurs, saillies, inséminations, mises bas. Elles sont peu à choisir les moyens ou le moment. La vache doit produire, tant pis pour son instinct maternel. "Elle va s'y faire, comme les autres" jette le fermier à son plus jeune fils, bien trop sensible. La chienne aussi doit produire entre deux parties de chasse. Ça rapporte, et les temps sont durs. De tout cela le chat se garde bien de se mêler, tant qu'il a son quota de lait et un hangar qui tient lieu de lupanar les jours de chaleurs. Il a tout loisir de soigner ensuite ses cicatrices. Quant à la pie, occupée à protéger ses petits du danger permanent, elle ne perd néanmoins pas une miette du drame qui se joue chez les humains, sans doute le seul pour lequel ils seront jugés coupables. Les autres, ceux qui impliquent les bêtes au quotidien ne seront connus que des lecteurs de ce livre. Pas de tribunal, pas de jugement, un droit de vie et de mort, en toute impunité.
Sa composition subtile et son refus de toute naïveté font de ce roman une expérience singulière et dérangeante, voire inspirante. Corps de ferme, corps au féminin. Corps contraints. Le pari était osé, il est tout à fait réussi.
"Corps de ferme" - Agnès de Clairville - Folio (Harper Collins) - 286 pages
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