Ce qui est arrivé aux Kempinski - Agnès Desarthe
Je ne sais pas ce que je préfère chez Agnès Desarthe : sa gourmandise de mots ou sa volonté de ne jamais brider son imagination. Ce recueil de quatorze nouvelles constitue un superbe échantillon de son univers, des textes plutôt courts (le plus long fait une vingtaine de pages), ciselés avec humour, tendresse, audace et ce petit grain de folie qui renverse les points de vue. Je me suis régalée, oui, c'est bien le mot, du début à la fin.
Conversation avec le diable, avec un faisan ou un comité "d'anges gardiens", on ne s'interdit rien dans les histoires d'Agnès Desarthe et surtout pas les sujets qui fâchent. La maternité, le destin, les choix, les passions, les faux-semblants, les mensonges... On est loin du conte de fées et pourtant, en quelques lignes à chaque fois, la magie opère. Palme de l'émotion pour "Le disciple" qui suit pas à pas un professeur, de son premier cours à son décès et entre temps, l'attente de toute une vie. Superbe. Dans "Il ne se passe jamais rien ici", tout est dit sur la relation mère-fils. "Tonton Achille" offre une jolie réflexion sur la solitude et l'attention aux autres. Sans oublier la nouvelle titre qui s'interroge sur la mémoire, le devoir, l'implication personnelle. Et tous les autres textes dont la singularité n'occulte pas l'empathie.
L'auteur aime particulièrement révéler les faces cachées, éclairer d'un nouveau jour ce que l'on croit pourtant parfaitement connaître, dévoiler les mystifications. Tout ceci avec une énorme tendresse pour ses personnages, plus aveugles et sourds que méchants, plus victimes que coupables. Souvent malheureux pour s'être trompés, n'avoir pas su voir ou au contraire avoir trop espéré, s'être résignés.
De tous les recueils de nouvelles lus ces dernières années, "Ce qui est arrivé aux Kempinski" est l'un de ceux qui me convainquent le mieux. Par l'écriture autant que par l'unité qui se dégage de l'ensemble avec pourtant des histoires totalement différentes. Et par la porte laissée ouverte à l'imagination du lecteur, toujours guidé mais jamais enfermé. Voilà qui pourrait constituer un parfait livre de chevet, de ceux que l'on picore régulièrement pour mieux en savourer les phrases.
"Dès qu'on franchit le seuil, les poumons se déploient. On ne devrait jamais passer plus d'une heure d'affilée enfermé dans une maison. Une claque de soleil en pleine face, le crissement des graviers sous les pas, les chants cocasses des oiseaux. Le monde est un tout petit peu merveilleux, songe Léna. Elle a beau se croire aussi nihiliste que son fils, elle s'émeut de chaque nuance de vert, observe les fleurettes jaunes au bord du chemin, se demande avec le plus grand sérieux pourquoi les fleurs sauvages sont si souvent jaunes, beaucoup plus rarement bleues et plus rarement encore rouges, d'où la stupeur et la gratitude face au champ de coquelicots qui se découpe entre deux charmes, au loin, en contrebas, comme un cœur qui palpite."
"Ce qui est arrivé aux Kempinski" - Agnès Desarthe - Editions de l'Olivier - 192 pages