Le Ghetto intérieur - Santiago H. Amigorena
C'est peut-être ça, la littérature. Trouver un angle qui permette de faire ressentir autrement, des faits pourtant bien connus, des faits dont les romanciers se sont si souvent emparés. J'ai beaucoup lu sur la Shoah. Des essais, des romans, du très bon et du très fort. Mais ce que j'ai ressenti à la lecture de ce roman est tout à fait inédit. Je l'ai pris directement dans le ventre, me suis trouvée à plusieurs reprises au bord de la nausée. Pas de scène spectaculaire pourtant. Pas de description d'horreur, d'autres l'ont déjà écrit ou montré. Non, tout est dans l'angle par lequel l'auteur invite le lecteur à prendre connaissance de son histoire. Une histoire de silence, quand les mots deviennent impuissants. Et cette façon d'opposer le silence à la parole, de pointer l'horreur par l'absence de mots est tout simplement bouleversante.
Vicente Rosenberg a quitté la Pologne en 1928, s'est installé à Buenos Aires, s'est marié avec Rosita et est devenu père de trois enfants. Il a atteint le but qu'il s'était fixé : s'émanciper, s'extirper de la tutelle pesante de sa mère, restée à Varsovie. Il en a presque oublié qu'il était juif, une composante comme une autre de son identité pensait-il, jusqu'à ce que le nazisme se charge de lui rappeler que c'est ça, et uniquement ça qui le définit. Mais il y a désormais plus de 10 000 kms entre lui et les murs du ghetto qui sont en train d'encercler et de confiner la population juive de Varsovie et, parmi eux, sa mère et le reste de sa famille. Sa mère qui a refusé de le rejoindre, même s'il reconnait ne pas avoir beaucoup insisté à l'époque, vers 1936, partagé entre l'inquiétude vis à vis des bruits venus d'Europe et le désir de préserver sa toute nouvelle liberté. Comment imaginer ?
"Peut-on penser l'impensable ? Peut-on comprendre l'incompréhensible ? Peut-on imaginer ce que personne n'a jamais vu, ce que personne n'a jamais cru que l'homme serait capable de faire ? Il y a des événements, de temps en temps, qui renouvellent ce que nous sommes capables d'imaginer, qui amplifient le domaine du possible jusqu'à des limites que personne auparavant n'avait supposé qu'on pourrait atteindre."
Il y a donc cette culpabilité qui le taraude autant que l'impuissance. L'incompréhension face aux bribes de nouvelles qui lui parviennent par de rares courriers de sa mère avant le silence et par des entrefilets dans la presse, qui laissent présager le pire sans pour autant troubler l'ordre d'un monde très éloigné des terrains de chaos et de mort. Un monde qui au contraire s'épanouit grâce à l'afflux de réfugiés qui booste son économie. Alors Vicente se tait, comme emmuré dans son ghetto intérieur, étouffé par les sentiments qui l'accablent, mettent à mal les bases de son identité.
"Que sont les mots ? A quoi servent-ils ? Pourquoi lui parler ? Pourquoi essayer de lui dire ce que je ne peux même pas me dire à moi-même ? Il faudrait que je lui raconte toute l'histoire. Depuis le tout début. Depuis que je suis parti de Varsovie. Depuis qu'on est partis de Chelm quand j'avais douze ans. Mais comment lui raconter tout ça ? Comment lui raconter maintenant alors que je ne lui ai rien raconté pendant toutes ces années ?..."
La douleur naît de la distorsion entre ce que certains subissent pendant que d'autres vivent comme si de rien n'était parce qu'ils ne peuvent pas savoir. C'est exactement ce même sentiment qui vous envahit lorsque vous apprenez l'accident d'un proche après coup et que vous êtes tout étonné de n'avoir rien senti qui vous alerte ; des gens chantent, mangent, font l'amour, rient pendant que d'autres entrent dans les chambres à gaz. C'est cette dimension que l'auteur parvient à capter et qui vous retourne l'estomac. Peut-être parce qu'il l'a lui-même ressentie dans sa chair, héritier du silence de Vicente, son grand-père.
"Est-ce qu'on charrie vraiment, dans ce liquide qui nous fait vivre, ou qui nous tue, des histoires qui peuvent se dire par des mots ? J'ai souvent affirmé, en écrivant, que j'écrivais seulement pour survivre à mon passé. J'ai souvent écrit que l'oubli était plus important que la mémoire. (...) J'aime penser, comme je vieillis, que quelque chose de mon passé vit en moi - de même que quelque chose de moi, j'espère, vivra dans mes enfants".
Attention, livre essentiel.
"Le Ghetto intérieur" - Santiago H. Amigorena - P.O.L. - 192 pages