Le Consentement - Vanessa Springora
Ce n'est jamais évident d'aborder un livre dont on a déjà beaucoup entendu parler, un livre qui a provoqué un séisme dans le milieu littéraire - et bien au-delà - avant même sa parution. Un livre dont on connait le propos et même plus à travers les interviews qu'a données l'auteure à peu près dans tout ce qui compte d'émissions littéraires ou de pastilles littéraires dans des émissions à plus large spectre. Un livre qui s'inscrit dans une actualité brûlante ces dernières années, celle de la prise de parole, du refus des victimes de continuer à se cacher, de l'envie de faire "changer la honte de camp" comme l'expriment celles qui parlent. Ce n'est pas évident mais c'est une réelle opportunité. Celle de ne pas se prendre les pieds dans la dictature du sujet qui a tendance à occulter, dans les retours et autres avis, le projet littéraire.
Il y a différents récits sur ce thème. La plupart du temps, les victimes ne sont pas issues du milieu littéraire - actrices, sportives, mannequins... - et se font aider d'une plume journalistique qui les aide à raconter et se charge de la mise en forme. On est dans le récit pur, le témoignage à la fois salutaire pour celle qui parvient enfin à se livrer au grand jour et instructif, voire exemplaire pour les lecteurs. Ce que réalise Vanessa Springora est tout autre. Éditrice, ayant toujours côtoyé le milieu littéraire (sa mère travaillait pour des éditeurs, elle-même tenait un journal plus jeune), la littérature fut pour elle autant une prison (dans laquelle l'enferma celui qu'elle appelle G., utilisant leur relation comme matière) qu'une libération lorsqu'elle en fit son métier. Et devient à présent l'instrument qu'elle retourne contre celui qui la brandit comme excuse (entre autres) à ses turpitudes. Un instrument aussi tranchant qu'une lame que l'on a pris le temps de bien aiguiser.
La construction du récit de Vanessa Springora est limpide, sa démonstration implacable. On sent qu'elle a eu le temps d'y réfléchir - 30 ans. Des années de dérive et de reconstruction certainement. Qui lui permettent de parfaitement retracer le cheminement de l'emprise qu'a exercée Matzneff sur elle. Le terrain favorable (environnement familial défaillant, précocité sexuelle...), l'entreprise de prédation (car pourquoi le créditer du mot séduction ?) puis d'isolement et d'exclusion. Et surtout, la terrible complaisance de l'entourage. Car c'est certainement le plus choquant dans ce qui nous est donné à lire, sans compter ce que nous apprenons depuis que le livre est sorti, que les langues se délient et certaines vestes se retournent. Il y a quelques semaines j'ai tilté sur cette situation d'Einstein en exergue du dernier roman de Pascal Manoukian : "Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal mais par ceux qui les regardent sans rien faire". Cette phrase, j'y ai pensé tout au long de ma lecture face à la désertion dans cette histoire de tous ceux qui auraient dû faire rempart, au moins essayer. Les parents, la mère en premier lieu, vis à vis de leur fille de 14 ans et face à ce qui n'était pas une rumeur mais un comportement avéré de la part de Matzneff (la jeune fille est moquée dans son lycée de sortir avec un pédophile). Et que dire du milieu littéraire et médiatique ? Inutile de s'étendre, Le Consentement a le mérite de poser la question sur la place publique et c'est salutaire. En cela, la dernière page du livre est cinglante.
Il n'y a pas d'introspection dans ce livre, l'auteure a dépassé cela et travaillé sans doute sur elle-même pour admettre qu'elle était une victime malgré ce consentement. Pas d'auto-apitoiement. Le propos est épuré pour aller à l'essentiel. On sent pourtant poindre une colère froide, l'envie d'en mettre certains face à la véritable image d'eux-mêmes que ce livre leur renvoie. Mais pas seulement. En démontant froidement le mécanisme, les rouages et les collusions, Vanessa Springora dépasse le cadre personnel et interroge la société tout entière. En cela, Le Consentement est un livre qui compte, bien au-delà du témoignage.
"Le Consentement" - Vanessa Springora - Grasset - 208 pages