Le travail... si on en parlait ?
Quel meilleur moment qu'un jour de Fête du Travail pour se pencher sur ce mot autour duquel tourne toute notre vie ? Qu'il inspire les chercheurs ou les romanciers, leurs écrits forment de toute façon une formidable matière à réflexion alors même que les questions qu'il génère sont de plus en plus prégnantes. Santé ou aliénation ? Épanouissement ou souffrance ? Choix ou contrainte ? Quel que soit le bout par lequel on entre dans le sujet, on s'aperçoit qu'il ouvre le débat à l'ensemble des questions qui régissent notre société puisqu'il en est le centre. Voici quelques lectures passionnantes et inspirantes, des essais et quelques romans qui invitent à challenger les idées reçues et à sans cesse remettre en question les modèles établis.

Commençons par le plus étonnant. David Frayne est un sociologue britannique qui a souhaité se pencher sur un phénomène qui grandit même s'il demeure invisible, celui du refus du travail par des individus qui estiment que leur temps pourrait être mieux employé. Attention, il ne s'agit pas de marginaux ou de descendants de hippies. Non, ce sont des gens normaux qui s'inquiètent tout simplement de ce que le travail aspire leur énergie, leur santé, leur temps, les confine dans un rapport prédéterminé à une société de production et de consommation sans qu'ils y trouvent une réelle satisfaction et encore moins l'épanouissement promis par les chantres de l'accomplissement par le travail.
Le sociologue commence par revenir sur les grands concepts autour du travail, de sa définition à l'évolution de son rôle dans une société de plus en plus libérale. L'occasion d'explorer les théories et discours de nombreux économistes, avec une nette préférence pour les écrits d'André Gortz... C'est limpide, très pédagogique et extrêmement facile à lire, je vous rassure. Et ce tour d'horizon est destiné à mettre en lumière l'une des nombreuses contradictions véhiculées dans nos sociétés modernes : l'épanouissement par le travail est une promesse de moins en moins réaliste de par l'incapacité des entreprises et des institutions à proposer des postes dans lesquels les individus ont l'impression d'exercer leurs capacités de façon optimales. D'où la perception de décalage de plus en plus grand entre aspirations et réalités, menant parfois à des souffrances extrêmes. Autre constat : le travail détermine l'individu et ne pas en avoir revient presque à ne pas exister. Conséquence : à chaque étape de sa vie, l'individu n'est guidé que par la construction de son sésame, l'employabilité. Depuis son parcours de formation jusqu'à la gestion de sa carrière. La notion de plaisir est ainsi gommée au profit de celle d'efficacité. Ce qui éclaire par ailleurs le débat qui a lieu en ce moment autour de l'Université qui oppose partisans d'une orientation utile à ceux d'un libre choix. Je ne peux pas résumer ici l'ensemble du propos mais sachez qu'il permet de faire un point très complet sur le rôle du travail dans nos vies et de ses incidences sur nos logiques personnelles et nos façons de planifier nos vies.
Dans une seconde moitié du livre, David Frayne entre dans le récit et l'observation des quelques individus qui tentent de faire autrement. Réduire la place du travail dans leurs vies au profit d'autres activités, voire refuser carrément le travail. Il décortique leurs parcours, leurs motivations, les difficultés auxquelles ils se heurtent au point parfois de jeter l'éponge. Tout ceci sans juger ni faire de prosélytisme mais en cherchant à être attentif à ceux qui veulent croire qu'un autre modèle est possible. Pas de conclusion, pas de certitudes assénées mais l'invitation (très tentante) à poursuivre la réflexion :
"En fin de compte, il est indéniable que travailler donne accès à toute une série de plaisirs essentiels : pas toujours dans le processus de production lui-même, mais dans l'interaction sociale qu'il implique, les rétributions monétaires, le statut social, la possibilité d'avoir une existence publique. Toutefois, je demande simplement pourquoi notre droit à toutes ces choses dépend de notre soumission au travail - une activité qui relève souvent de l'exploitation, nuit à l'environnement et qui en plus est rare ? "
Le refus du travail - Théorie et pratique de la résistance au travail - David Frayne (préface et traduction de l'anglais par Baptiste Mylondo) - Éditions du détour - 300 pages

Passons à présent à une approche totalement différente avec cette riche enquête intitulée Le bonheur par le travail , menée par deux économistes passionnés par le sujet et qui, à leur façon bousculent également les idées reçues. A commencer par celle qui voudrait qu'après 50 ans, on devienne une sorte de paria pour la vie active. Ce qui est tout de même une réalité lorsque l'on observe les pratiques des entreprises envers leurs séniors... Le sous-titre 17 histoires de longévité heureuse annonce la couleur : oui, on peut être heureux de travailler et ne surtout pas vouloir s'arrêter quitte à emprunter des chemins différents au fil de son parcours. Les exemples qui nous sont ainsi racontés dans le détail et avec une réelle volonté de pédagogie concernent des personnes connues (Evelyne Sullerot, François de Closets...) mais également de parfaits anonymes militants, intellectuels ou professionnels chevronnés. Ceci dit, un élément les rassemble, une forme d'engagement qui crée un fil rouge dans leur vie et qui guide les moyens d'expressions qu'ils choisissent ensuite pour l'exprimer. Ce qui donne à leurs parcours une cohérence indéniable.
A l'heure où l'espérance de vie gagne chaque jour un peu plus de terrain, les deux auteurs veulent croire que le bonheur de "retraités" de plus en plus jeunes au fur et à mesure que progresse la médecine est dans le travail. Ils s'attachent à démontrer que le travail prend des formes résolument différentes lorsque l'on décide de poursuivre après la "date limite" que ce soit dans la gestion du temps ou des types de contrat (enseigner, chercher, écrire, témoigner, aider...). On est loin du modèle du retraité qui cultive son jardin de loin et goûte à un repos bien mérité après une vie de dur labeur. Ces dix-sept parcours nous offrent l'exemple d'individus qui choisissent de ne renoncer à aucune activité intellectuelle et décident de continuer à mettre leurs savoirs et leurs savoirs-faire au service des autres. On n'est donc plus dans une forme de travail dont dépend sa subsistance par l'intermédiaire du revenu que l'on en tire, et qui peut donc être subi et contraint mais dans un travail choisi, mené en toute liberté. Que personnellement je nommerais plus "activité" que "travail", même si des revenus peuvent en être tirés.
Le bonheur par le travail - Michel Goddet et Marc Mousli - Odile Jacob - 280 pages
Dans ces deux ouvrages, le rôle du travail est central, voire vital. Avec deux approches totalement différentes, il est tout de même intéressant de noter que le propos vise à valoriser le choix personnel et l'épanouissement de l'individu. En avoir ou pas, en vouloir ou pas... c'est plus la façon dont le travail régit et contraint la société et les individus qui doit être interrogée. Et ces contributions éclairent nombre de débats politiques actuellement sur la place publique.
Enfin, le travail est un thème très souvent exploré par les romanciers qui n'hésitent pas à s'emparer des ressorts dramatiques proposés par des environnements contraints et source de souffrances... Il y a de nombreux titres dont je pourrais vous parler mais j'en ai choisi quatre qui m'ont particulièrement parlé ou touchée :
> Brillante de Stéphanie Dupays (Mercure de France) pose brillamment la question de la réussite professionnelle à travers son héroïne, parfait produit de l'excellence, formatée en vue de l'employabilité idéale et qui va se trouver confrontée à la violence des concepts pour lesquels elle a œuvré toute sa vie. L'un de mes romans clé sur le sujet.
> Ils désertent de Thierry Beinstingel (Le Livre de poche) est une peinture terrible du monde du travail mais également une histoire qui montre le chemin pour dire non quand arrive le moment, à travers le destin d'un héros ordinaire, VRP pour une entreprise de papier-peint. Pour moi, un roman choc.
> Une fille, au bois dormant de Anne-Sophie Monglon (Mercure de France) est le roman qui interroge sur les injonctions du monde du travail (se mettre en scène, toujours se vendre, s'afficher...) dans un univers où tout est image et apparence, par l'intermédiaire d'une héroïne trop discrète. Un roman qui touche et interpelle.
> Fucking Business de Do Raze (HC Editions) est un polar qui met en scène le premier tueur corporate de l'histoire et en profite pour délivrer quelques vérités sur le monde de l'entreprise et les enjeux auxquels tous les salariés sont confrontés. Le polar qui démontre que le travail, c'est pas toujours la santé...