La couleur de l'eau - Kerry Hudson
Au 21ème siècle, le prince charmant porte un costume trop étroit en matière synthétique qui empêche la bonne régulation de la température de son corps et Cendrillon est une jeune sans papiers, sans domicile ni argent et guère plus d'illusions. Car c'est bien une histoire d'amour que nous conte Kerry Hudson, entre deux solitaires, deux cabossés de la vie. Deux êtres anonymes dans un Londres où la misère se fond dans le décor, deux êtres dont le sort n'importe à personne. Pourtant, ces deux-là vont se trouver, se renifler, s'apprivoiser. Non sans mal. Par la grâce d'une auteure qui parvient à émouvoir sans sombrer dans le misérabilisme, qui porte ses personnages à bras le corps et dévoile peu à peu leurs failles. Portrait lucide d'une société pleine de risques pour ceux qui sont à la traîne.
Qu'est-ce qui pousse David, vigile chez Harrod's d'habitude impitoyable avec les voleurs à laisser filer Alena, prise la main dans le sac (ou plutôt dans les chaussures) ? A-t-il reconnu en elle la même solitude que celle dans laquelle il s'enferme et se complaît ? Et pourquoi la jeune femme revient-elle l'attendre le soir même à la sortie de son travail ? Irrésistiblement attiré par cette fille au beau visage mais à la silhouette gommée par des vêtements informes venant d'oeuvres de bienfaisance, conscient de ses difficultés, il lui propose de l'héberger le temps qu'elle trouve un emploi. Se rend-il compte que c'était exactement ce qu'espérait Alena ? Est-elle une manipulatrice ou une fille véritablement à la rue ?
Par des allers-retours entre présent et passé, l'auteure éclaire progressivement les parcours de l'un et de l'autre faisant naître petit à petit l'empathie chez le lecteur. Alena est une de ces nombreuses filles qui ont quitté leur pays natal et un horizon bouché (en l’occurrence la Russie), pleines d'espoirs en une vie meilleure et dont la confiance a été abusée. David est un garçon trop gentil dont tous les projets ont été repoussés aux calendes grecques faute de savoir dire non aux femmes de son entourage, sa mère en premier. David ne pose aucune question à Alena, n'exige rien d'elle, se contente de sa présence, de l'idée de la retrouver le soir, sans que l'inquiétude ne le quitte, inquiétude qu'elle ne décide de partir. Alors que les deux commencent à s'apprivoiser, à faire des projets, le passé d'Alena refait soudain surface faisant exploser tous les rêves d'une nouvelle vie.
La force de ce livre c'est l'opposition entre le sordide du monde extérieur et la pureté des sentiments entre Dave et Alena au fur et à mesure qu'ils progressent l'un vers l'autre. David est confiant, profondément gentil, instantanément amoureux. Alena est méfiante, calculatrice, désespérément dure, elle voit David comme une bouée de sauvetage, sans trop s'autoriser à croire à sa chance. Comment lui en vouloir après ce qu'elle a vécu ? Chacun est de toute façon persuadé qu'il ne mérite pas d'être aimé. Il va gagner sa confiance et même une forme de tendresse. Elle va l'obliger à puiser au fond de lui-même le courage de prendre le contrôle de sa vie.
C'est un très beau roman que nous offre Kerry Hudson avec une petite musique qui détonne dans le paysage littéraire, un ton cru et pourtant empreint de délicatesse. Elle prend le temps d'installer et de faire vivre avec beaucoup de finesse deux personnages attachants qui ne peuvent que marquer profondément les esprits. Et que l'on quitte à regret.
"La couleur de l'eau" - Kerry Hudson - Philippe Rey - 350 pages - Prix Fémina étranger 2015 (traduit de l'anglais par Florence Lévy-Paolini)