Eugenia - Lionel Duroy
Voilà un petit moment que, malgré quelques coups de cœur, je n'avais pas eu sous les yeux un tel roman. Un de ceux qui dépassent justement les qualificatifs banalisés (c'est vrai, un coup de cœur qu'est-ce que ça veut dire en fait ? On le ressent sur le coup et puis... qu'en reste-t-il quelques semaines plus tard à part un bon souvenir ?), un de ceux qui donnent à réfléchir mais pas seulement. Qui interpellent, qui rappellent, qui dérangent aussi. Je n'avais encore jamais lu Lionel Duroy. C'est le sujet du livre - la Roumanie dans les années 1935 à 1945 - et un article très efficace de Josyane Savigneau dans le magazine Lire du mois de mars qui m'ont conduite en librairie. Reste maintenant à vous donner envie de faire de même...
L'auteur se glisse donc dans la peau d'Eugenia, jeune femme qui, lorsque nous faisons sa connaissance en 1945 tente de retracer par écrit les dix années qu'elle a traversées aux côtés de l'homme qu'elle aimait, le grand écrivain Mihaïl Sebastian qui vient de décéder, victime d'un banal accident de la circulation. Cruelle ironie du sort, lui qui vient d'échapper à la guerre et aux persécutions particulièrement terribles envers les juifs dans cette Roumanie où l'antisémitisme est pratiquement inscrit dans les gènes. Eugenia a d'ailleurs grandi dans une famille où les thèses nationalistes accaparaient les discussions, et pour elle, c'était normal. Jusqu'à ce qu'en 1935, alors lycéenne, elle ne commence à se poser des questions. D'abord sous l'influence de sa professeure de littérature, qui va jusqu'à inviter Sebastian à rencontrer ses élèves alors que les mesures contre les juifs vont déjà à l'encontre de ce type d'initiative. Ensuite en prenant spontanément la défense de l'écrivain face aux étudiants nationalistes venus pour l'agresser et le jeter dehors. Entre 1935 et 1945, nous assistons à l'éveil de la conscience d'Eugenia, amoureuse de Mihaïl mais surtout témoin des atrocités qui agitent le pays sous l'influence des nationalistes, gonflés à bloc par la montée des mêmes courants en Europe et précipités au pouvoir par des généraux opportunistes et admirateurs d'Hitler. Eugenia quitte sa ville de Jassy, devient journaliste à Bucarest, témoin bien impuissant avant de trouver le moyen de se lancer elle aussi dans la lutte armée.
Voilà pour la toile de fond. A partir de là, ce que l'auteur construit est remarquable. Il part du Journal de Mihaïl Sebastian dont les extraits jalonnent le roman et parvient à ressusciter la vie sociale et intellectuelle du Bucarest des années d'avant-guerre tout en montrant la compromission de la plupart des intellectuels roumains, adeptes ou sympathisants des thèses nationalistes et surtout antisémites, n'hésitant pas à les afficher sans vergogne devant leur "ami" Sebastian. Il revient sur l'incroyable terreau renfermé par ce pays dont il retrace également les principaux événements historiques parmi lesquels il tente de trouver des explications - "De tous les peuples d'Europe, les Roumains, si fiers de leur sang, sont ceux qui haïssent le plus les juifs. Pourquoi ? Que viennent toucher les juifs de si douloureux dans le cœur des Roumains ? Je ne sais pas." Des idées si bien ancrées qu'il ne se trouvera personne pour s'opposer à l'horrible pogrom de Jassy auquel nous assistons avec le regard d'Eugenia, effondrée de constater le comportement de ses voisins, amis et bien sûr de sa famille. Et puis, Lionel Duroy pose la question du rôle de l'écrivain au milieu de tout ça, en le comparant également à celui du journaliste. De Sebastian qui lutte pou continuer à créer à Malaparte qui parcourt l'Europe sous la couverture d'un journaliste pour recueillir la matière de son futur roman, quelle expression adopter pour témoigner ?
"Le journalisme est impuissant à rendre compte de notre incroyable complexité car ce qu'on devine d'une personne n'est pas considéré comme une information". Constat amer fait par Eugenia qui fera elle-même l'expérience de la difficulté d'écrire et de livrer avec justesse ses impressions parfois fugaces. Questionnement également sur l'impuissance à éclairer les consciences malgré les écrits, les témoignages en tous genres... Découragement de s'apercevoir que l'on n'apprend malheureusement pas de l'Histoire.
"Qu'étions-nous en train de vivre ? Etait-ce cela qu'on appelait un pogrom ? J'avais beaucoup lu sur celui de Chisinau, en 1903, sans imaginer qu'un tel déchainement puisse se renouveler un jour. Puisque la chose avait eu lieu, qu'elle avait horrifié le monde entier, elle ne se reproduirait plus. Ainsi pensons-nous, nous figurant que l'expérience d'une atrocité nous prémunit contre sa répétition".
Soixante-dix ans après, la question reste d'actualité. Mais le point peut-être le plus important que soulève l'auteur c'est celui de l'angle choisi pour témoigner et rendre compte. Un élément primordial dans le cheminement d'Eugenia d'abord sceptique et réticente face à la théorie soutenue par Mihaïl qui souligne l'importance d'écouter les bourreaux parce que "les victimes émeuvent mais elles ne nous donnent pas les clés de la haine (...). Aujourd'hui (...) c'est le discours des bourreaux qu'il faut faire entendre, celui-là seul peut prévenir le reste du monde de ce qui se prépare ici et peut-être éviter une nouvelle catastrophe".
Avec ce roman, on entre de plein fouet dans la mécanique qui conduit à la haine, une mécanique qui n'est pas l'apanage de quelques monstres mais d'êtres humains qui nous ressemblent. Lionel Duroy n'est pas le premier à le dire mais sa démonstration est d'autant plus forte qu'elle nous fait sentir à quel point la démocratie et la paix sont fragiles. Si on en apprend beaucoup sur l'histoire tumultueuse de la Roumanie, c'est avant tout de l'humanité dont il s'agit. Et pour une lumineuse Eugenia, combien de moutons retranchés derrière la peur de l'autre ou attirés par les sirènes mensongères des promesses nationalistes ?
Heureusement, on croise aussi des personnages enthousiasmants comme le fantasque Prince Bibesco - représentant du cosmopolitisme qui régnait alors à Bucarest - qui nous offre une superbe déclaration d'amour aux juifs "J'aime passionnément les juifs et j'ose espérer qu'ils ne quitteront pas la Roumanie. Je les aime passionnément parce qu'ils éloignent l'horizon. Songez à ce que serait le monde sans eux : une mosaïque de petits peuples à l'esprit étriqué, retranchés derrière leurs frontières et s'adonnant cycliquement à la guerre pour quelques hectares supplémentaires. (...) Je les aime passionnément parce qu'ils incarnent à mes yeux la diversité culturelle et l'immensité du monde quand partout nous nous heurtons à de petits patriotes à béret basque et chemise verte, brune ou noire, dont le grand rêve semble se résumer à nous faire marcher au pas au son de leurs sinistres fanfares."
J'ai du mal à arrêter là tant ce roman est formidable, tant je l'ai parsemé de post-it destinés à me rappeler des passages percutants et propices à réflexion. Voilà certainement le livre qui m'a le plus marquée depuis la rentrée de janvier et restera dans doute un de mes livres de l'année. C'est intelligent, captivant, interpellant, bouillonnant. Un grand roman.
"Eugenia" - Lionel Duroy - Julliard - 490 pages