Habiter le monde - Stéphanie Bodet
Dans la longue file des premiers romans à lire pour sélectionner ceux qui feront partie de l'aventure des 68 premières fois cet hiver, voici qu'arrive celui-ci, orné d'un petit mot de Jean-Christophe Rufin (idole) : "Un hymne à la montagne, à l'amour, à la lumière du cœur"... Alors, désolée pour les autres mais je lui accorde immédiatement un pass / coupe-file, et tant pis pour l'abolition des privilèges et les accusations de favoritisme. L'auteure est championne d'escalade, amoureuse de la nature et des mots. Alors je passe sur la jaquette qui arbore une photo assez banale, impersonnelle et peu valorisante et je me lance à la rencontre d'Emily.
Lorsque nous faisons sa connaissance, Emily vient de recevoir l'appel téléphonique qu'elle redoute depuis des années. Tom, son homme, son champion d'escalade, celui pour qui elle a quitté Paris, l'université et sa famille pour s'installer à Chamonix, Tom a disparu, une terrible chute, son corps a été happé par la montagne. C'est d'abord en s'isolant dans la nature, en faisant corps avec les éléments qu'Emily va trouver les premiers éléments de consolation et d'apaisement ; mais très vite, elle doit reprendre sa vie en mains, et surtout, se la réapproprier, d'autant qu'elle s'apprête à devenir mère. Retour à Paris où elle reprend ses études de lettres, fait de nouvelles rencontres et finit par dégoter un poste de rédactrice pour un magazine de décoration. Poste grâce auquel elle fera la connaissance de Mark, un célèbre architecte d'intérieur...
Stop. Je m'aperçois en écrivant ces lignes à quel point ce roman est difficile à résumer. Ce que je viens d'écrire donne l'impression d'un truc vraiment fleur bleue, hyper romanesque... Et certains passages le sont, en effet. Mais heureusement, ce n'est pas tout. Ce qui sous-tend toute l'intrigue c'est une réflexion sur notre façon d'être au monde ; et l'auteure n'hésite pas à convoquer la littérature, la poésie et la philosophie. Avec au centre, La poétique de l'espace de Gaston Bachelard. Une réflexion qui englobe la représentation de nos intérieurs, de ce que nos maisons représentent pour nous, de la façon dont nous constituons ou fantasmons notre "chez nous". Et des traces profondes que laissent ces espaces qui évoquent un bonheur passé.
Si l'on trouve dans ce roman bon nombre de considérations d'actualité - écologie, environnement, règne de l'apparence et des images, société de consommation - il s'en dégage aussi un charme quelque peu désuet par l'importance accordée aux mots et aux écrits. Les dialogues truffés de citations littéraires où se mêlent Eluard, Nicolas Bouvier, Zola ou encore Anna Gavalda ; une correspondance à l'ancienne, oui oui, des échanges de lettres plutôt que des mails. Une sorte d'éloge de la lenteur.
"Emily avait choisi de voyager sans GPS. On avait tout son temps. Lorsque on se trompait, on faisait demi-tour. On s'arrêtait dans un café pour demander la direction. Quand il n'y avait pas de commerce ouvert, on trouvait toujours un petit vieux savourant le soleil, les yeux mi-clos sur son banc, heureux de pouvoir se rendre utile".
Résultat : j'ai dévoré ce roman en pardonnant quelques passages un poil "faciles" joliment rattrapés par l'ambition affichée de l'auteure de stimuler notre réflexion et nos voyages intérieurs. C'est un roman lumineux, une invitation à voir le monde par un prisme qui fait sacrément du bien.
"Habiter le monde" - Stéphanie Bodet - L'Arpenteur/Gallimard - 288 pages