Grace - Paul Lynch
"Elle rit parce qu'elle ne sait plus distinguer ce qui est réel de ce qui ne l'est pas. Elle ne sait plus si les gens sont vraiment ce qu'ils prétendent être. S'il existe une seule parole douée de signification. Si tout en ce monde n'est pas une gigantesque farce, et le monde une fable inventée de toute pièces. C'est peut-être cela, grandir. Apprendre les choses qu'on vous a cachées".
Retrouver Paul Lynch. Sa plume envoûtante. Son écriture flamboyante d'où jaillissent l'Irlande, ses paysages et ses fantômes. C'est la troisième fois que l'auteur nous transporte dans le passé, dans le Donegal, cette terre qui use les corps pour quelques kilos de pommes de terre. Ses deux premiers romans mettaient en scène des hommes pris au piège de la violence et de l'injustice. Le premier, au 19ème siècle se voyait obligé de fuir en Amérique, un tueur à ses trousses ; le second, au milieu du 20ème siècle faisait le chemin inverse et tentait de s'installer sur la terre de ses ancêtres après avoir expérimenté le nouveau monde. Les deux étaient pris dans une tourmente qu'ils ne maitrisaient pas. Dans ces deux histoires, on pouvait admirer tout le talent de Paul Lynch pour décrire la violence des sentiments. Cette fois, il se glisse dans la peau d'une adolescente avec une facilité qui laisse pantois. Et il nous offre un roman d'apprentissage aussi poignant qu'éblouissant.
Grace est la fille de Coll Coyle, le héros du premier roman de Lynch. Nous sommes en 1845, la famine ravage les campagnes, les irlandais ne le savent pas encore mais cet épisode sera ensuite connu dans l'Histoire sous le nom de Grande famine dont les conséquences seront considérables avec 1 million de morts et plusieurs millions de réfugiés et d'émigrés notamment embarqués pour l'Amérique dans des conditions atroces. Pour l'heure, Grace est l'aînée et sa mère, Sarah, enceinte d'un cinquième enfant se résout à l'envoyer sur les routes dans l'espoir de lui faire gagner quelques sous qui sauveraient la famille. La tête rasée, déguisée en garçon, Grace se trouve livrée à elle-même dans un pays aux abois. La peur, la faim, le froid sont ses compagnons de chaque instant. L'étonnement, le désarroi, la souffrance de découvrir au fil des kilomètres l'étendue du désastre. Et de faire la terrible expérience de la violence, de l'injustice, de l'indifférence de ceux qui sont épargnés par la misère. Grace apprend à survivre sur un terrain où tous les coups sont permis.
Et par la magie de Paul Lynch, nous sommes Grace. Nous ressentons, nous frissonnons, nous voyons. Les ombres, la terre stérile, les dégradés de vert lorsque l'été revient, les chiens qui n'aboient plus, les corbeaux squelettiques, les silhouettes vieillies qui mendient au bord des routes. Nous faisons l'expérience du dénuement le plus total, lorsque aucun des besoins primaires ne peut être assouvi de façon naturelle : se nourrir, se réchauffer, dormir, se laver. Dans un contexte qui favorise les interrogations les plus folles - qui est coupable ? - entre croyances, folklore et religions. L'esprit de Grace se perd entre rêve et réalité, entre illusions et sensations. Les repères s'effacent, la frontière entre le bien et le mal se brouille pour finir par disparaitre. "On ne peut pas vivre comme ça" pense-t-elle. Pourtant demeure une minuscule étincelle, comme une petite lumière qui la raccroche à la vie...
Lors d'une rencontre à la librairie Le Divan, Paul Lynch a précisé que le fait d'ancrer ses romans dans le passé lui permettait aussi de parler du présent sans pour autant avoir à produire un livre trop politique. Comment en effet ne pas faire le lien avec les drames actuels qui poussent des centaines de milliers de migrants sur les routes ? Cheminer aux côtés de Grace, c'est faire l'expérience de celui qui n'a plus rien et auquel personne ne tend la main. Et ce que parvient à nous faire ressentir Paul Lynch ce sont toutes les dimensions du dénuement qui modifient totalement nos perceptions du temps et de l'espace.
Un roman éblouissant, virtuose, dont les images s'emparent de votre esprit pour ne plus le lâcher. Une épopée dont on sort épuisé et cueilli par l'émotion des tout derniers mots.
"Grace" - Paul Lynch - Albin Michel - 480 pages (traduit de l'anglais par Marina Boraso)