Orange amère - Ann Patchett
"L'ambiance de la fête de baptême a changé quand Albert Cousins a fait son apparition avec du gin"... et voilà. Il y a des incipit qui suffisent à vous faire entrer dans un roman comme dans un vieux sweat-shirt confortable dont on n'a pas envie de se séparer. Une entrée en matière pleine de promesses, qui sent bon l'art de la narration et le plaisir de lecture. J'avais lu quelques jolis avis sur ce roman. Ensuite, j'ai appris que l'auteure avait décidé d'ouvrir une librairie à Nashville après que la dernière librairie de la ville a fermé, et parce qu'elle ne pouvait pas envisager de vivre dans une ville sans librairie. Comment ne pas entrer dans ce roman avec un bon a priori ?
Je le dis tout de suite, les promesses sont tenues, je me suis régalée. Ann Patchett nous offre une plongée aussi réjouissante qu'émouvante dans les arcanes d'une famille et surtout d'une fratrie assemblée au gré des circonstances. Les liens qui se tissent entre les différents membres font l'objet d'un roman à la construction gigogne qui met judicieusement en lumière leur complexité autant que leur évidence. Et surtout, le regard de l'auteure, la tonalité de son récit offrent au lecteur une expérience réellement immersive dans ces allers-retours temporels sur plusieurs décennies.
Tout commence lors de la fête donnée pour le baptême de Franny, au cours de laquelle la foudre frappe Beverly (la mère du bébé) et Albert, qui n'était pas vraiment invité mais a profité de l'occasion pour fuir la perspective d'un après-midi avec sa femme et ses quatre enfants. Beverly et Albert s'installent en Virginie avec les deux filles de la jeune femme tandis que les enfants d'Albert restent en Californie avec leur mère mais prennent l'habitude de venir passer les deux mois d'été chez leur père. Au fil des années, ces étés constituent pour les six enfants un espace de liberté, jusqu'à ce qu'un drame se produise. De nombreuses années plus tard, Franny rencontre un écrivain célèbre, Léon Posen, dont elle devient la maitresse et l'inspiratrice par les histoires familiales qu'elle lui confie. Au point de le faire renouer avec le succès... et provoquer de nouveaux chamboulements dans la fratrie, héroïne malgré elle dans ce roman.
Ce que l'on suit à travers l'évolution des relations entre les fratries et surtout celle de la vie de Franny (par qui tout est arrivé mine de rien), c'est la subtilité de ces liens qui relient les êtres entre eux, faits de moments, de souvenirs, de partages. Dont on ne perçoit pas totalement la vérité ni la réalité, même en s'efforçant de les raconter. Ces choses qui se vivent et qui laissent des traces indélébiles, comme un rayon de soleil, une cigarette partagée à l'abri d'un buisson, le goût de la première gorgée de gin... Toutes ces choses qui nourrissent la fiction, inspirent les écrivains mais n'appartiennent vraiment qu'à ceux qui les vivent.
Un roman virtuose, sensible et agréablement subtil.
"Orange amère" - Ann Patchett - Actes Sud - 304 pages (traduit de l'anglais par Hélène Frappat)