Rivage de la colère - Caroline Laurent
"Comment appelle-t-on la mémoire de ce qui vient ? Il faudrait inventer un mot, oracle et divination ne conviennent pas, inventer un mot pour dire cette mémoire compacte qui embrasse le futur. Se souvenir de ce qui va arriver et qu'on ne vivra pas."
La voix de Joséphin porte en elle toutes les mémoires. Celles du passé, transmises par sa mère et tissées des douleurs des déracinés, volés, spoliés et niés. Celles du futur, faites d'espoir de voir un jour le combat qu'il mène aboutir et lestées des promesses à ceux qui ont disparu avant d'avoir gain de cause. La voix de Joséphin porte la colère d'un peuple ignoré du monde, bafoué sans que nul n'intervienne, rayé de la carte du globe. Et c'est la grande et forte trouvaille de Caroline Laurent, cette voix qui scande, rythme la narration pour mieux confronter le lecteur à la violence de l'injustice. Comme beaucoup, je n'avais jamais entendu parler des îles Chagos. Ni du drame vécu par ses habitants, purement et simplement chassés par les britanniques et débarqués à l'île Maurice qui venait d'accéder à l'indépendance. Pourquoi ? Des intérêts politiques et financiers. L'île principale de l'archipel, Diego Garcia a été louée aux Etats-Unis qui y ont installé une base militaire. On en parle d'ailleurs beaucoup en ce moment car c'est de là que partent les offensives vers l'Iran... Et les habitants ? Virés, sans même prendre la peine de leur expliquer, de s'occuper de leur avenir, de les reloger.
Caroline Laurent s'empare de ce drame ancré dans sa chair, nourri par les histoires que lui racontait sa mère, mauricienne qui séjourna adolescente quelques semaines à Diego Garcia et qui en garda le souvenir d'une certaine douceur de vivre puis une colère sourde face à la violence de l'éviction. Elle s'empare de ce drame avec toute la puissance de la fiction : faire revivre d'abord le petit paradis chagossien, sa culture, ses modes de vie très traditionnels bien éloignés de la civilisation mauricienne ; raconter la vie sous administration coloniale, les différences de classes, de couleurs de peau qui régissent les relations et la vie sociale. Et l'histoire d'amour entre Gabriel, issu d'une famille créole mauricienne et venu seconder l'administrateur colonial à Diego Garcia et Marie-Pierre Ladouceur, belle, pauvre mais libre qui le subjugue le temps d'une danse sur la plage. L'amour puis le déchirement lorsque Marie comprend que Gabriel savait ce que tramaient les britanniques. Et que commence pour elle et les autres déracinés, un parcours de survie sur une île Maurice où tout le monde les rejette. Avant que certains ne décident de se battre et de donner de la voix : si Maurice ne veut pas d'eux, ils ne demandent qu'à retourner sur leur île où ils vivaient bien et ne manquaient de rien. Après l'abattement, la colère prend le dessus. Comment peut-on interdire à un peuple de vivre là où il est né et où ses morts sont enterrés ?
Cela se passait en 1968, autant dire que ces événements sont très récents. La voix de Séraphin, le fils de Marie dans le roman est inspirée par celle d'un homme qui se bat depuis plusieurs décennies pour porter la cause des chagossiens auprès des plus hautes cours de justice. Il s'appelle Olivier Bancoult et mène un Groupe Réfugiés Chagos qui vient d'obtenir une première victoire avec l'avis consultatif rendu à La Haye il y a quelques mois et invitant le Royaume-Uni à mettre fin à son administration de l'archipel des Chagos... Consultatif. Et les britanniques sont toujours là.
Si l'on ne peut s'empêcher de s'enflammer pour la cause chagossienne, c'est aussi parce que Caroline Laurent trouve le souffle pour porter cette histoire et faire ressentir par chaque lecteur le drame vécu par ses personnages inspirés des "vrais" chagossiens. Parce que l'exil forcé, l'injustice, la négation des individus sont des violences malheureusement trop souvent infligées et observées depuis la nuit des temps et constituent des matériaux que l'on souhaiterait uniquement romanesques. Il faut peut-être en passer par la fiction pour toucher les cœurs, propager l'indignation, faire gonfler la colère et unir les voix de milliers de lecteurs à celles de ceux qui se battent au quotidien pour simplement être autorisés à revoir leur terre. Toutes les armes sont bonnes et celle-ci est l'une des plus belles.
"Rivage de la colère" - Caroline Laurent - Les escales - 416 pages