Vie de Gérard Fulmard - Jean Echenoz
Depuis que j'ai découvert l'écriture et l'univers d'Echenoz, je pioche dans la longue liste de ses livres d'avant mon épiphanie pour meubler l'attente avant de me précipiter sur la toute nouvelle production du monsieur, à peine déballée. Un peu avant Noël, je m'étais régalée avec Les grandes blondes (1995) qui fut une bien agréable introduction à cette Vie de Gérard Fulmard que l'éditeur eut le bon goût de faire arriver en librairie une journée avant la date annoncée. Il y a une alchimie Echenoz. Un truc qui vous aimante par les mots, la musicalité des phrases, le ton, le goût de l'absurde. Et qui se suffit à lui-même. On sait qu'il y aura du mouvement, des itinéraires improbables, des anti-héros absolus, des situations rocambolesques. On sait surtout qu'il y aura du style, du plaisir dans les tournures de phrases, de l'élégance dans le schéma narratif. Et de l'humour, finement glissé entre les lignes et qui naît de ce que les britanniques appellent "non sense".
Nous voilà donc embarqués à la suite de Gérard Fulmard qui, nous allons vite nous en apercevoir est un personnage de looser, une véritable aubaine pour tous ceux qui sont à la recherche de pigeons pour leurs mauvais coups. Il faut dire que notre ami vit rue Erlanger dans le 16ème arrondissement de Paris, une artère qui cumule les catastrophes dans ce quartier plutôt réputé pour son calme mortel. C'est là que Mike Brant s'est suicidé en se jetant par la fenêtre et a failli atterrir aux pieds de Madame Fulmard mère qui rentrait du marché mais c'est une autre histoire. Plus tard, un étudiant cannibale dégustera une de ses camarades dans cette même rue. Pour l'heure, les débris d'un satellite se sont écrasés sur le centre commercial du bout de la rue et cela donne le coup d'envoi des aventures de Gérard Fulmard, ancien stewart de compagnie aérienne, licencié pour une faute grave dont nous ne connaitrons pas la teneur et qui décide de s'installer comme détective privé à force de passer devant la fameuse enseigne Duluc qui se trouve à deux pas de chez le psychologue qu'il a l'obligation de consulter suite à son licenciement. On sent déjà que Gérard Fulmard n'est pas tout à fait maître de son destin, mais qui l'est ?
Le mouvement est une caractéristique de l’œuvre d'Echenoz. On fait souvent le tour de la terre avant de revenir au point de départ et les protagonistes de ce dernier opus vont également voir un peu de pays... ou tout simplement tourner en rond dans un périmètre parisien. Au passage, on en profite pour interroger les mœurs et méthodes d'un parti politique dont les rênes se transmettent de père en fille et de mari à femme (toute ressemblance...), mais également le paysage médiatique dominé par le buzz et le sensationnalisme (même si l'auteur explique à longueur d'interview être très en retrait de l'actualité, la porosité existe semble-t-il). Les personnages sont tous au bord du ridicule, suffisamment pour faire sourire, jamais trop car cela reviendrait à tomber dans la caricature et ça, chez Echenoz, ça n'existe pas. Parce qu'il ne les perd jamais de vue, au point d'intervenir régulièrement au fil de la narration pour recadrer le propos : "Voici donc qu'après le coup de l'arme à feu, figure imposée dans ce genre d'histoire comme l'a pertinemment fait observer Gérard Fulmard, voici qu'on va nous faire le coup de l'exotisme. Ne manquerait plus maintenant qu'une scène de sexe pour remplir tous les quotas - mais alors une vraie scène de sexe, bien sûr, savamment menée, moins déprimante et ratée que celle de Franck Terrail à Pigalle. Nous verrons cela plus tard. Gardons-là en réserve si l'occasion se présente". Je vous laisse lire et découvrir si l'occasion s'est présentée.
Comme à chaque fois chez Echenoz, on se demande quand et si le héros va finalement réussir à regagner son appartement de la rue Erlanger (qui au fait a bien failli être débaptisée par les nazis qui voulaient déjudaïser aussi les rues de Paris... on apprend tout plein de choses), on se doute bien que ça ne va pas être de tout repos et que le hasard ne fait pas toujours bien les choses. Mais en vrai, on n'a pas du tout envie que ça se termine.
Et rien que pour ce petit rappel, à tous ceux qui se croient à l'abri au sommet, le voyage vaut le détour : "Arrive un temps où tout s'érode un peu plus chaque jour, là encore est l'usure du pouvoir : du royaume digestif à l'empire uro-génital, de la principauté cardiaque au grand-duché pulmonaire, sous protection de plus en plus fragile du limes fortifié de l'épiderme et sous contrôle bon an mal an de l'épiscopat cérébral, ces potentats finissent par s'essouffler. Il faut alors courir sans cesse de contrôle en examen, d'analyse en prélèvement, de laboratoire en officine, toujours en retard d'un expert en attendant le gériatre et, à plus ou moins long terme, le médecin légiste et son certificat."
A mon avis, lire régulièrement Echenoz doit contribuer à se maintenir en bonne santé et à éloigner le médecin, aussi efficacement que de manger une pomme par jour. Au cas où vous hésiteriez encore.
"Vie de Gérard Fulmard" - Jean Echenoz - Les Editions de Minuit - 240 pages