Le bal des ombres - Joseph O'Connor
Je n'avais encore jamais lu Joseph O'Connor, grave lacune. La superbe couverture de ce roman avait attiré mon regard, le thème et le décor - le monde du théâtre dans l'Angleterre victorienne - ont achevé de me convaincre. L'ensemble m'a offert quelques heures enchanteresses, loin des actualités dopées au virus, dans les brouillards londoniens et les taffetas des rideaux de scène. Prise par l'atmosphère, par la langue qui ondule et se transforme au gré des supports utilisés par l'auteur (lettres, articles de journaux, récits...) pour nous transporter dans le temps. Celui de Bram Stoker, Henry Irving et Ellen Terry.
Tous trois ont bien existé. Henry Irving fut un grand acteur qui racheta et relança le Théâtre du Lycéum à Londres, Ellen Terry une célèbre actrice et Bram Stoker, l'auteur de Dracula qui ne connut malheureusement jamais le succès de son vivant. Joseph O'Connor les fait donc revivre, ces trois êtres réunis dans un même élan artistique par une amitié singulière, non exempte de jalousies ni de tourments mais sublimée par l'amour de l'art et une certaine fascination pour ceux qui le font vivre. Le procédé utilisé est intéressant. Le roman est constitué par des documents réunis par Bram Stoker et adressés à Ellen Terry en 1908, des articles de presse, des morceaux de journaux intimes, des lettres qui concernent tous la grande aventure d'Henry Irving dans les années 1870 lorsqu'il décide de relancer le Lycéum alors totalement à l'abandon. Le récit se fait beaucoup par la voix de Bram Stoker, jeune homme aux ambitions littéraires déçues qui n'hésite pas à quitter l'Irlande et à suivre Irving sur un coup de tête (de foudre ?), devenant le manager/régisseur/financier/homme à tout faire du théâtre. Fasciné par Henry Irving, sous le charme d'Ellen Terry qui rejoint la troupe, complètement immergé dans son travail il en délaisse sa femme et son fils qui, bizarrement ne lui en voudront jamais réellement. Sans abandonner pour autant son secret espoir d'arriver à produire une œuvre littéraire.
Si l'on plonge avec tant de plaisir dans l'aventure c'est bien sûr grâce à l'atmosphère de ce Londres artistique et intellectuel où l'on croise Oscar Wilde ou George Bernard Shaw mais également - et beaucoup pour ce qui me concerne - par la grâce de la galerie de personnages auxquels l'auteur prête des personnalités bien affirmées et tout sauf banales. A commencer par les personnages féminins. Florence, la femme de Stoker bien décidée à ne pas rester dans l'ombre de son mari et très investie dans l'idée de faire imposer la notion de droits d'auteur ; Ellen, dont le mode de vie s'écarte obstinément des standards imposés aux femmes. D'ailleurs, dans ce joyeux melting-pot que représente une troupe de théâtre, les apparences sont trompeuses et les travestissements de mise, ce qui rend certaines relations ambiguës et tend à renverser les genres. C'est cette matière vivante que nous offre Joseph O'Connor, au gré des représentations qui envahissent la scène du Lycéum, de Hamlet à Dr Jekyll et Mr Hyde. Au gré des tournées américaines au cours desquelles les amitiés se nouent. Cette matière qui imprègne Bram Stoker, l'entraîne sur la piste de celui qui hante les rues de Whitechapel et que l'on ne tarde pas à appeler Jack L'éventreur. Cette matière qui le nourrit, l'inspire tandis qu'il se réfugie dès que possible dans les greniers du théâtre (hantés, bien sûr) pour écrire...
Un vrai tourbillon qui propose d'explorer les arcanes d'une amitié ambiguë, chaotique, passionnelle et surtout créatrice et inspirante. Qui nous emporte dans les coulisses de la création et nous immerge par la force d'un récit non linéaire à l'atmosphère captivante. Je me suis régalée !
"Je ne fais pas confiance aux penseurs : ressentir, c'est la seule façon de savoir. Sans nous, les artistes, votre monde réel serait moins supportable, non ?
"Le bal des ombres" - Joseph O'Connor - Rivages - 550 pages (traduit de l'anglais par Carine Chichereau)