Etés anglais - Elizabeth Jane Howard
Levons tout de suite le suspense : je me range dans la catégorie des conquises par la famille Cazalet et l'idée que trois autres tomes vont suivre me remplit de joie et d'impatience. Je n'étais pas inquiète, je sais depuis que j'ai entendu le pitch de cette saga qu'elle est faite pour moi. Je comprends aussi que tout le monde n'aime pas : c'est furieusement anglais, délicieusement désuet, intelligemment subtil, le genre de roman qui invite à décrypter les silences, à se lover dans de longues plages d'occupations futiles. Amateurs d'action et de sensations fortes, fuyez ! Attention, ce n'est pas non plus Downton Abbey auquel on a trop tendance à le comparer mais c'est un roman qui s'inscrit dans la lignée des grandes sagas anglaises comme La dynastie des Forsythe ; photographie d'un monde, d'une classe et d'une époque. On entre dans la famille Cazalet sur la pointe des pieds, observant tour à tour les individus qui la composent et ceux qui la côtoient ou la servent, on finit par prendre place sur l'un des sofas défraichis qui garnissent la maison de famille, une tasse de thé posée sur un guéridon, on prête l'oreille aux apartés des couples, aux jeux des enfants, aux conversations téléphoniques limitées à trois minutes, on admire le ballet de celles qui s'affairent en cuisine un peu ébahi par le nombre de plats préparés chaque jours pour nourrir la troupe... oui, on s'installe et on se dit qu'on est bien, là. Plus envie de bouger du tout.
Pas envie de quitter Home Place, au cœur du Sussex à quelques heures de Londres en train. Ce premier tome couvre deux étés, ceux de 1937 et de 1938, dans cette grande propriété qui rassemble la famille Cazalet pendant les vacances. La Duche règne sur cette micro-société depuis qu'elle a épousé William Cazalet, le Patriarche et mis au monde leurs quatre enfants qui ensuite ont traversé la Grande Guerre et commencent à redouter qu'il ne faille remettre ça. Hugh y a laissé un bras et les séquelles d'éclats d'obus lui valent encore d'affreuses migraines ; Edward, d'un an son cadet est revenu intact et décoré. Rupert, le benjamin y a échappé mais le drame l'a frappé un peu plus tard lorsque sa première femme est morte en couches. Des caractères différents et des épouses qui le sont tout autant. Viola a abandonné sa carrière de danseuse étoile pour épouser Edward dont le charme déborde largement le cadre conjugal ; Sybil s'apprête à mettre au monde son troisième enfant même si Hugh et elle sont prêts à l'éventualité de l'arrivée de jumeaux. Zoë est la plus jeune, la deuxième épouse de Rupert qui, à peine adulte se coule difficilement dans son rôle de belle-mère. Enfin, Rachel, la seule fille de la famille, toujours célibataire à trente-huit ans dont la relation avec Sid dépasse le cadre de la simple amitié même si toutes deux n'ont pas tout à fait les mêmes aspirations. Ce sont des étés comme il y en a dans toutes les grandes familles. Les hommes font l'aller-retour entre Londres et la campagne, pour l'entreprise familiale ; les femmes gèrent les enfants, et disposent de pas mal de temps pour s'interroger sur leurs vies respectives, leurs choix et leurs renoncements. Surtout, l'incertitude plane sur le contexte international, les gesticulations d'Hitler, les réunions des puissances européennes ; on envisage de devoir rester à Home Place et pourquoi pas d'y faire construire un abri souterrain... On alterne les vues d'enfants et celles des adultes, les inquiétudes des uns et les angoisses des autres entre deux pique-niques sur la plage et quelques parties de tennis. A travers chamailleries, tromperies et pieux mensonges planqués sous un flegme qui n'appartient qu'aux anglais se dessinent une société de l'entre-deux guerres qui perçoit la fin d'un monde et des portraits de femmes qui symbolisent les changements à venir, entre quête d'émancipation et attachement aux valeurs familiales.
Tout ceci est mené avec finesse et intelligence grâce à maints petits détails qui ancrent les personnages dans le temps et l'espace, comme le choix de leurs lectures, autant de sources d'influence et de réflexion. On pourra sourire des regards en coin que s'échangent Viola et Sybil en voyant Zoë captivée par sa lecture d'Autant en emporte le vent, et de l'avis qu'elles émettent, se mêlant ainsi par-delà les époques à la discussion qui agite le microcosme en ce moment même. Alors non, décidément, pas envie de quitter Home Place, juste de s’emmitoufler dans un plaid à cause de la fraîcheur de septembre et puis d'attendre qu'arrive le prochain été, ce sera en octobre avec un tome 2 dont le titre A rude épreuve annonce déjà que ce ne sera pas de tout repos, mais c'est normal, nous serons en 1939...
"Etés anglais" - Elizabeth Jane Howard - Quai Voltaire - 560 pages (traduit de l'anglais par Anouk Neuhoff)