Trencadis - Caroline Deyns
Bon, on ne va pas se mentir, Niki de Saint Phalle, ça n'a jamais été ma tasse de thé. Disons plutôt que je ne savais rien d'elle à part ces statues monumentales et colorées qui me faisaient rire lorsque j'étais gamine. Alors autant dire que ce roman, ou biographie romancée, je l'ai ouvert avec curiosité mais aussi une certaine appréhension. Et en le refermant, je regrette de ne jamais avoir pris le temps de m'intéresser à cette artiste ni, surtout, à cette femme. Parce que ce que nous fait vivre Caroline Deyns va au-delà du récit, c'est une immersion, une véritable expérience qui utilise la forme pour servir son propos. Ce pourrait être gadget, cela se révèle tout simplement génial.
Donc, j'ai tout découvert de Niki de Saint Phalle et je ne regarderai plus jamais ses œuvres de la même manière. J'aurais pu avoir ces infos sur Wikipedia ou autres... certes. Mais les faits sont des faits, bruts, alors que ce que nous offre l'auteure ce sont des sensations, une sorte de "vis ma vie", le chaos qui préside à la création, la colère, la folie, la passion, la souffrance. Et, au-dessus de tout : la liberté. Rarement un texte m'aura autant surprise, emportée, fait passer d'un sentiment à l'autre et donné envie de tourner les pages, curieuse de ce que j'allais trouver ensuite. Car c'est une sorte de mosaïque que nous avons entre les mains, où alternent les pages de récit, des témoignages, des citations, des déclarations de l'artiste, sous des formes toujours inattendues. Le texte est fort, saisissant, à la fois direct et imagé. Plastique. Habité. Au fil des pages l'artiste et la femme ne font qu'une, c'est la faiblesse et aussi la force de Niki de Saint Phalle : franco-américaine, mariée (à Harry Mathews) et mère de famille, internée, fugueuse, artiste, amoureuse, créatrice, chalumeau à la main dans la journée et stilettos le soir, passionnée, souffrant le martyr dans son corps, cassant sans cesse son image, célébrée et moquée... Et libre. Ce que porte ce texte, ce sont tous ces fragments de Niki et cette urgence vitale à créer pour ne pas mourir.
"Toute œuvre blessée déclenche par ricochet un blasphème, un rire provocateur et défiant. Où l'émotion reste première. Une gesticulation effrénée, spontanée, pour se débarrasser de l'emprise de son monde intérieur comme du monde dans lequel il lui est donné de vivre avec ses guerres à n'en plus finir, froide, nucléaire, du Vietnam ou d'Algérie : Niki reste une instinctive turbinant à l'émoi. Ce n'est qu'une fois l’œuvre terminée que vient la théorisation, l'intellectualisation du geste".
Il y a bien sûr la blessure initiale, l'enfance volée, l'horreur qu'elle n'aura révélée que tardivement et qui sous-tend son élan créatif. C'est aussi la réussite de ce livre que d'en faire un manifeste féministe autant qu'artistique et de parvenir à faire percevoir à quel point les deux sont inextricables pour approcher le travail de Niki. Que dis-je percevoir ? C'est vivre dont il s'agit. Oui, cette lecture est une expérience inédite et j'espère un jour avoir l'occasion d'écouter Caroline Deyns parler de son travail, de la façon dont elle a conçu ce texte et est parvenue à éviter tous les écueils.
Bien plus qu'une biographie, romancée ou pas, Caroline Deyns a conçu une œuvre d'art qui s'efface derrière son modèle pour mieux le sublimer ; et jamais elle n'en oublie d'être écrivain. Chapeau l'artiste !
"Trencadis" - Caroline Deyns - Quidam éditeur - 360 pages
NB : et chapeau à l'éditeur pour l'immense travail typographique qui s'inscrit avec tant d'harmonie dans le déroulé du propos !