L'homme en rouge - Julian Barnes
Une parenthèse enchantée. Ni une biographie, ni un roman. Une promenade, pourrait-on dire. Littéraire et artistique, au bras du guide le plus érudit et agréable qui soit car doté de cette finesse d'esprit et de regard qui rend tout apprentissage aussi savoureux qu'une aérienne crème chantilly. Une promenade qui ne peut que ravir tout amoureux des lettres, des arts et de la Belle Epoque. Ce n'est pas anodin si le point de départ de Julian Barnes est un tableau, cet homme en rouge peint par Sargent en 1881 et représentant Samuel Pozzi dont le destin servira de fil rouge à l'écrivain ; car tout au long de ce cheminement, il sera question de représentation, de la façon dont les œuvres littéraires ou artistiques témoignent de leur temps. Des histoires que chacune raconte. Et c'est absolument passionnant.
A commencer par l'époque, ces décennies foisonnantes entre la fin de la guerre de 1870 et le début de la suivante en 1914, qu'un amateur éclairé comme Julian Barnes ne peut qu'apprécier à travers l'évolution des courants artistiques. Samuel Pozzi est une figure marquante, un médecin "à la mode" mais à l'origine de maintes évolutions dans les spécialités qui sont les siennes (chirurgie viscérale et gynécologique). Beau, doué, célèbre, séducteur. Attirant forcément aussi les jalousies. Mais surtout, un homme ouvert sur le monde et dont la maxime est "Le chauvinisme est une des formes de l'ignorance". Un homme qui, à contre-courant des habitudes françaises, n'hésite pas à aller chercher dans les pays voisins les innovations et bonnes pratiques qui permettront d'améliorer grandement la prise en charge des patients. A l'heure du Brexit, de quoi titiller le francophile auteur anglais. Et c'est le deuxième élément passionnant de cette promenade artistique. L'observation à la fois précise et malicieuse du parallèle entre France et Angleterre, sur le terrain artistique mais pas seulement. Les meilleurs ennemis sont ici auscultés avec la tendre ironie qui permet de n'épargner aucun de leurs travers. Cela passe par l'étude croisée de certaines œuvres (notamment "A rebours" de Huysmans) et des personnages dont elles s'inspirent. Le casting est royal : Oscar Wilde, Huysmans, Sarah Bernhard, John Sargent, Marcel Proust, Henry James... et j'en passe. Julian Barnes se promène dans ces vies et leurs doubles avec la malice du romancier qui constate que "la biographie est une série de lacunes reliées par de la ficelle" et s'amuse du fait que toutes "ces questions (que l'on ne sait pas) pourraient, bien sûr, être résolues dans un roman". Pour le plus grand plaisir du lecteur.
Samuel Pozzi est certes une figure qui mérite d'être connue (il l'est surtout par les écrits de sa fille, Catherine), mais l'éclairage que lui donne Julian Barnes est un prétexte pour faire revivre une époque, des personnages hauts en couleurs et forts en caractère qui ont servi de modèles à certains artistes dont il décrypte les œuvres et les intentions avec l'humour et l'esprit qui le caractérisent. Le chemin du lecteur est agrémenté d'illustrations, reproductions de peintures mais également, plus étonnant, de vignettes Félix Potin que les clients trouvaient dans les tablettes de chocolat de la marque et qui représentaient les artistes, écrivains ou scientifiques importants du moment. Des albums Panini avant l'heure en quelque sorte.
Il est impossible de rendre ici l'incroyable richesse de ce livre qui est aussi une formidable déclaration d'amour à l'art sous toutes ses formes et à celles et ceux qui l'inspirent. Julian Barnes parle de l'art avec art. Laissons-lui le dernier mot : "L'art survit au caprice individuel, à l'orgueil familial, aux conventions sociales ; l'art a toujours le temps de son côté".
La première phrase : "En juin 1885, trois français arrivèrent à Londres. L'un d'eux était un prince, un autre était un comte, et le troisième était un roturier qui avait un patronyme italien. Le comte évoqua plus tard en ces termes le but de leur escapade : "shopping intellectuel et décoratif".
"L'homme en rouge" - Julian Barnes - Mercure de France - 300 pages (traduit de l'anglais par Jean-Pierre Aoustin)