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Le voyant d'Etampes - Abel Quentin

23 Août 2021 , Rédigé par Nicole Grundlinger Publié dans #Romans, #Coups de coeur

Exceptionnel ! C'est le cri que j'ai poussé en terminant ce livre qui a joyeusement fait grésiller mes neurones durant les quelques heures que je lui ai consacrées. Un roman jubilatoire, que j'aurais tendance à placer sous le patronage d'un croisement entre Laurent Binet et William Boyd. Il y a pire parrainage. J'avais aimé Sœur, le premier roman d'Abel Quentin mais j'étais loin de m'attendre à un tel saut qualitatif dans la construction romanesque. L'auteur s'empare ici d'un thème on ne peut plus actuel et construit un univers fictionnel d'une richesse remarquable, qui allie profondeur du propos et hauteur de vue.

Jean Roscoff est professeur d'histoire à l'université Paris VIII, spécialiste du maccartysme et récemment retraité. 65 ans, un profil de loser porté sur la bouteille, divorcé et traînant son ennui entre le bar du coin et les locaux de l'université qu'il peine à quitter tout à fait. Parfois le sentiment d'être un peu dépassé, comme lorsque la compagne de sa fille, très investie dans les mouvements anti-racistes tend à lui démontrer que son passé militant à SOS Racisme ne veut pas dire grand-chose. Pour occuper ses journées et, pourquoi pas se remettre en selle dans le milieu universitaire, il décide d'écrire un livre sur un poète américain totalement ignoré, Robert Willow. Sympathisant communiste, l'homme a fui les États-Unis et leur chasse aux sorcières dans les années 50 pour s'installer en France où il a fréquenté la sphère intellectuelle de l'époque. Roscoff est simplement amoureux des poèmes engagés de Willow. Il déniche un petit éditeur confidentiel et iconoclaste, le projet voit le jour, le livre paraît et... Ce qui aurait dû rester a priori cantonné à un petit cercle de connaisseurs va connaître un emballement imprévu, mais pas pour les bonnes raisons. Il se trouve que dans son ouvrage, Roscoff a oublié de mentionner un élément culturel important concernant Willow. Oublié ? Ou bien a-t-il tout simplement jugé que ce n'était pas le sujet ? Qu'à cela ne tienne, la machine est lancée, il suffit d'un post de blog, puis d'un tweet retweeté à l'infini et la meute se prépare à la curée.

Abel Quentin met en scène avec beaucoup d'intelligence la mécanique de harcèlement du tribunal médiatique qui se met en place et la façon dont les différents acteurs interagissent. On reconnait assez aisément les types de prise de parole qui fleurissent ces dernières années au sein des milieux intellectuels et qui trouvent avec les réseaux sociaux une caisse de résonance amplificatrice de violence. Il est question de racisme, des courants anti-racistes, d'appropriation culturelle ou encore de cancel culture. De l'impossibilité de débattre avec sérénité et sérieux. Avec habileté, l'auteur met en miroir les polémiques actuelles avec celles portées sur le même thème dans les années 80, les années Mitterrand et SOS Racisme, et met en lumière les fossés générationnels par le biais des nouvelles formes d'engagement incarnées par des personnages très bien dessinés. C'est à la fois exhaustif et documenté avec un focus sur l'époque de Willow qui était aussi celle de Camus et de son discours sur "le courage de la nuance". Mais c'est également drôle, enlevé, malin, avec un ton qui évite de se prendre au sérieux alors même que les sujets abordés sont graves. Enfin, cerise sur le gâteau, la littérature est au centre de son propos, que ce soit par le regard posé sur le milieu de l'édition, l'espoir désespéré que la poésie puisse sauver le monde ou par l'attention du lecteur invitée à se porter sur le sens des mots et leur interprétation. Et par ce clin d’œil final, juste parfait.

La densité du propos alliée à une belle habileté romanesque rend le plaisir de lecture intense. Ce qui n'est pas plus mal pour retenir la leçon : attention à ce que l'on écrit, avec qui on trinque, à ce que l'on retweete, à ses erreurs de jeunesse... Et surtout, n'oubliez pas, les ennemis de vos ennemis ne sont pas forcément vos amis.

"Le voyant d'Etampes" - Abel Quentin - Les Éditions de L'Observatoire - 382 pages

 

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C
Je viens de le terminer, j'ai eu beaucoup de mal à m'accrocher mais tout à coup, j'ai été aspirée par l'histoire. Au final, j'ai beaucoup aimé ce roman. L'écriture est parfois ardue le propos n'est pas toujours léger mais bien actuel, hélas. Et Jean Roscoff est bien attachant ....
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N
J'ai lu plusieurs retours de lecteurs qui comme vous avaient eu un peu de mal à entrer mais dont la persévérance avait été récompensée. Je suis ravie de vous lire car pour moi c'est un de mes romans préférés de la dernière rentrée littéraire.
H
Je le termine à l'instant et je suis bien d'accord avec tout ce que tu en dis. C'est drôle, intelligent, érudit, bien ancrée dans son époque. J'aime, comme tu dis, que la littérature soit au centre et l'emballement si bien décryptée.
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N
Je suis bien contente de te lire, je vais sans doute continuer à parler bouquins avec toi ;-)
K
Je l'ai emprunté et lu 50 pages. Je connais les mots woke cisgenre racisé, mais pfff . Dans mon trou on vit bien sans. ^_^
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N
J'imagine que l'on vit très bien sans connaître ces concepts... et je peux comprendre que la thématique ne séduise pas même si l'exercice romanesque est de haute volée. Pour moi l'un de mes chouchous de la dernière rentrée littéraire.
N
Une petite erreur : "Roscoff a oublié de mentionner un élément culturel important concernant Willow". <br /> <br /> Il n'a pas oublié, non, mais il n'a pas accordé à cet élément l'importance exigée par les mouvements "woke"
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N
Merci pour cette précision même s'il me semble que lorsque le journaliste l'interpelle violemment au cours de la présentation qui va tout déclencher c'est bien pour avoir omis de mentionner ce fait...
K
Il est à la bibli, je l'ai vu (et lu la fin, je n'aurais pas dû?)
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N
Quelle drôle d'idée !
A
J'ai retenu "jubilatoire" et j'ai bien envie de te faire confiance !
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N
Mais je t'en prie, lance-toi ;-)
D
Non, effectivement, je n'ai jamais lu Boyd. Par ailleurs, c'est vrai, Civilization n'est pas mon préféré des livres de Binet, même si j'ai apprécié son projet, tout à fait hors du commun. Il y a chez cet auteur une audace et une inventivité qui se renouvellent à chacun de ses romans et que j'admire profondément. Ici, on est dans un schéma narratif extrêmement classique (ce qui est par ailleurs tout à fait respectable !). Mais j'espère que nous aurons bien vite l'occasion d'en parler de vive voix, car j'aimerais beaucoup comprendre en quoi le style de Quentin t'a tant touchée et enthousiasmée :-)
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D
Même si je n'ai pas trouvé ce roman désagréable, loin s'en faut, je ne partage pas ton enthousiasme, car il a manqué un peu pour moi de relief dans son style et sa construction. En tout cas, je n'y ai retrouvé pour ma part ni le mordant ni l'originalité de Binet... Mais bon, je place ce dernier très très haut dans mon panthéon littéraire contemporain ! Disons que j'avais trouvé Soeur mieux rythmé et plus intéressant dans son analyse psychologique des personnages.
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N
Pourtant, le dernier Binet n'était pas très convaincant, non ? Et il ne s'agissait pas de le comparer à Binet mais de le placer dans cette ligne, mâtinée d'une patte à la William Boyd pour ce qui est de la virtuosité à créer et faire exister de manière plus vraie que vraie un personnage fictif (mais je crois que tu ne lis pas William Boyd). Bref, tant pis si tu n'y as pas trouvé ton compte, moi j'adore et je pense au contraire qu'il y a beaucoup de relief et dans son style et dans sa construction.
A
Voilà qui fait diablement envie ! Une tentation de la rentrée littéraire à laquelle je vais avoir du mal à résister ...
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N
J'en ai parlé avec quelques-uns de mes libraires préférés qui ont tous adoré ce roman. J'imagine qu'il y aura aussi des réfractaires mais pour moi ce sera un de mes chouchous de cette rentrée :-)
K
Je fais une liste pour ma bibliothécaire, je l'ai placé en tête !
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N
Excellent !