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Au café de la ville perdue - Anaïs Llobet

10 Janvier 2022 , Rédigé par Nicole Grundlinger Publié dans #Romans, #Coups de coeur

On se demande souvent ce qui fait un écrivain. Il me semble que pour Anaïs Llobet la réponse est évidente : l'alliance exceptionnelle de la caresse de son regard et de la sensibilité de sa plume, qui véhicule une émotion profonde, bien loin du sentiment éphémère d'un simple plaisir de lecture. Les personnages créés par l'autrice imprègnent longtemps l'esprit du lecteur. Après le coup de poing Des hommes couleur de ciel dont le crescendo criait l'urgence de l'injustice et la douleur des chocs d'identités, Anaïs Llobet nous offre ici un roman à la portée universelle, à l'échelle d'un territoire meurtri par des conflits sans fin et dont on oublie les histoires de celles et ceux qui y sont pris en otage. Il y est question d'identité, de pouvoir, de transmission, de mémoire, de perte. Mais aussi d'amour.

Et l'on découvre surtout l'incroyable histoire de Varosha, une ville située sur la côte orientale de Chypre, station balnéaire en vogue dans les années 70 avant l'invasion des turcs qui la transformèrent en ville fantôme. Les habitants furent expulsés, leurs maisons abandonnées, la zone entourée de barbelés et d'un no man's land. Une péripétie de plus dans le combat que se livrent Turcs et Grecs depuis la nuit des temps pour le contrôle de cette île, dans l'indifférence générale. Cette ville à l'abandon, une jeune écrivaine française l'observe derrière les barbelés. Son intérêt est renforcé lorsqu'elle fait la connaissance d'Ariana, serveuse au Tis Khamenis Polis (Le café de la ville perdue) où elle s'installe chaque jour pour écrire. Ariana est la fille d'Andreas dont les parents habitaient Varosha. Elle n'a jamais connu la maison du 14 rue Ilios et rêve du jour où la ville sera rouverte pour enfin la découvrir. Mais Andreas décide de vendre ce qui désole Ariana. Pour elle, ce sont bien plus que des pierres. Dans cette maison ont vécu ses grands-parents, Ioannis et Aridné. Un chypriote grec et une chypriote turque, bravant les antagonismes mais pas le destin qui leur fut tragique. Alors l'enquête de l'écrivaine fait peu à peu renaître ce passé, tandis que l'écho avec l'époque contemporaine ressemble à une impossible consolation face à l'absurdité.

Anaïs Llobet compose son roman comme un puzzle, alternant les époques et les points de vue, mêlant petite et grande histoire et ponctuant les chapitres d' interludes étonnants. L'ensemble est captivant, par la profondeur des personnages (inoubliable Aridné...), les éléments qui se glissent de façon fluide pour donner au lecteur un aperçu de la situation politique de l'île sans jamais prendre le pas sur le fil romanesque. Une atmosphère palpable, de soleil et de pleurs mêlés accompagne la lecture, charriant des siècles de tragédies. L'émotion jaillit de maints détails. Une photo accrochée aux barbelés et battue par le vent, le regard tourné en lui-même d'un vieil homme, le tatouage d'une adresse sur la peau, le goût d'un plat tant aimé. "Que restera-t-il de Varosha lorsque ses habitants auront fini de l'oublier ?" se demande la jeune française engagée dans l'écriture de son roman. Que peuvent les mots à part tenter de faire revivre et raconter inlassablement ? Quoi qu'il en soit, ceux d'Anaïs Llobet touchent au cœur, et offrent à Varosha et à Chypre l'écrin magnifique de la littérature. Et pourquoi pas, l'espoir d'une nouvelle vie.

"Au café de la ville perdue" - Anaïs Llobet - Editions de L'Observatoire - 330 pages

 

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