Un regard bleu - Lenka Hornakova-Civade
L'inspiration peut naître d'un même regard à des siècles d'écart. Un regard bleu croisé dans les allées d'un musée au 21ème siècle, qui transperce la toile par la volonté et le talent du peintre qui croisa ce même regard au 17ème siècle à Amsterdam. Le peintre s'appelle Rembrandt, le modèle est Comenius un célèbre philosophe et théologien tchèque. Pour Lenka Hornakova-Civade dont l'écriture se nourrit des arts autant que de l'Histoire, cette rencontre ne peut que déboucher sur un roman, sans qu'elle se doute à cet instant combien son texte allait entrer en résonance avec l'actualité.
Le dialogue que l'autrice imagine entre ces deux hommes se déroule sur une quinzaine d'années entre 1656 et 1669 date de la mort du peintre. Amsterdam est alors une ville en plein essor, très cosmopolite et véritable laboratoire d'idées dans de nombreux domaines, sur un continent meurtri par les guerres de religions. C'est d'ailleurs ce qui a chassé Comenius de sa terre natale. La guerre. Le grand projet du philosophe est celui de l'éducation du plus grand nombre qu'il considère comme le meilleur moyen d'éviter les guerres. Et peut-être d'unifier ce vaste territoire derrière une bannière commune. Rembrandt, échaudé et revenu du genre humain ne jure que par l'excellence et rechigne à adhérer à l'aspiration universelle de Comenius. Leur dialogue, passionnant, prend tout son sens autour du projet de livre illustré conçu par Comenius : associer les mots à l'image pour favoriser la reconnaissance et l'apprentissage de tous. L'exigence artistique peut-elle être compatible avec une large diffusion ?
Il sera question du pouvoir de l'art, de celui de l'artiste ou encore de la force des idées. De l'inné et de l'acquis. En toile de fond, les prémisses d'une volonté d'Europe, de faire cesser les guerres déclenchées au moindre prétexte. Une utopie en quelque sorte, qu'il faudra plus de trois siècles pour voir enfin aboutir même si l'on se dit aujourd'hui que les protections paraissent bien faibles face aux humeurs belligérantes. "La guerre est facile. Radicale et tranchante. La paix est difficile à établir, fastidieuse à cultiver et épuisante à maintenir" constate Comenius, l'exilé meurtri, plus décidé que jamais à miser sur l'éducation des masses. Mais le savoir est un pouvoir, et qui veut partager le pouvoir ?
Avec ce quatrième roman, Lenka Hornacova-Civade poursuit son exploration de l'Histoire tchèque à travers son appartenance à l'Europe. Sa plume est irriguée par son regard d'artiste qui saisit avec acuité le geste du peintre, sa palette, son œil et les restitue avec la finesse de celle qui manie le pinceau autant que le stylo. Pierre après pierre c'est une œuvre cohérente et passionnante qu'elle construit. Rencontrer Vladimir Vochoc dans La symphonie du Nouveau monde fut un honneur, être invitée à la table de ces deux grands hommes en est un autre. Des rencontres qui éclairent, enseignent. Et, je l'espère, inspirent.
"Un regard bleu" - Lenka Hornacova-Civade - Alma Editeur - 228 pages