Dernier travail - Thierry Beinstingel
J'ai découvert Thierry Beinstingel avec Ils désertent, un livre qui m'a beaucoup marquée par son aptitude à parler du monde du travail avec une évidente précision mais sans trivialité. Dernier travail est dans cette veine même si la présence réconfortante des livres se fait plus discrète, on y retrouve cette approche au plus près de l'humain qui vient adoucir l'acuité du regard sur la violence dont est capable l'entreprise. C'est aux hommes que s'attache l'auteur car il n'y a pas de système sans ses rouages.
Vincent est un de ces rouages. Il s'apprête à quitter l'entreprise après une belle carrière au cours de laquelle il a évolué vers une fonction RH de proximité qu'il occupe actuellement. A ce titre il a participé aux changements mis en œuvre après une vague de suicides qui vaut actuellement aux dirigeants de ce grand groupe de télécommunications, dix ans après les faits, un procès extrêmement médiatisé. Il a fallu "remettre de l'humain dans les rouages" et Vincent a le sentiment d'avoir fait de son mieux. Avant de partir, il rend un dernier service, aider la fille d'un ancien cadre de l'entreprise à se faire embaucher dans l'une des boutiques du groupe. Sale histoire que celle de cet homme retrouvé mort dans son bureau 12 ans auparavant, bien avant la vague qui a tout déchaîné. Ces souvenirs amènent Vincent à s'interroger sur son propre comportement dans l'entreprise, sa contribution, ses évitements, son engagement au service d'objectifs qui pouvaient parfois le heurter. Et à se rapprocher de la famille du disparu. Et si cet homme avait en quelque sorte été le "patient zéro", le cas annonciateur des dysfonctionnements à l'origine de la vague ?
Il n'y a aucun manichéisme dans ce roman, nulle envie de dénoncer ou de pousser un coup de gueule. Ce qui intéresse l'auteur c'est le facteur humain pris dans l'engrenage de principes de management, de politiques entrepreneuriales qui finissent par noyer les valeurs élémentaires. Tous ces maillons intermédiaires du système dont on nie la souffrance et que l'on embrigade à coup de discours et d'expressions toutes faites. Toutes celles et ceux qui ont travaillé dans ce type d'entreprises reconnaitront le vocabulaire, les situations, les méthodes. L'auteur ne force jamais le trait cependant. Même lorsqu'il ose le parallèle avec le comportement des loups dans la nature. Le personnage de Vincent parvient à prendre du recul dans ce court laps de temps qui le sépare de son départ en retraite et la réalité se teinte de couleurs bien différentes. "Aura-t-il vraiment existé dans ce bureau ?" se demande-t-il au moment de le quitter, constat à la fois terrible et libérateur. Comme une façon de remettre le travail à sa juste place.
"Dernier travail" - Thierry Beinstingel - Fayard - 256 pages