Le Château des Rentiers - Agnès Desarthe
"En écrivant, je me souviens de tout. Je fais semblant de me souvenir de tout. Peut-être est-ce la même chose. Exactement la même chose."
Le temps qui passe, l'âge qui gagne, ce qu'il reste à l'esprit et au corps des années écoulées... c'était déjà l'un des motifs du précédent livre d'Agnès Desarthe, L'éternel fiancé. Gracieux et poignant, il avait provoqué un magnifique écho en moi ; rien d'étonnant à ce que cet écho se prolonge ici. Dans cet ouvrage qui puise largement et exceptionnellement dans l'autobiographie (il y a eu auparavant Le Remplaçant et Comment j'ai appris à lire), Agnès Desarthe tente d'anticiper l'avenir en s'appuyant sur le passé, voire en acceptant de creuser certains éléments qu'elle avait intégrés sans s'appesantir. Le passé heureux c'est celui de l'exemple de ses grand-parents qui habitaient un immeuble de la rue du Château des Rentiers avec d'autres juifs originaires d'Europe centrale, des survivants donc. Ils formaient une sorte de communauté plutôt gaie, les portes des appartements étaient ouvertes, on passait chez l'un ou chez l'autre. La vieillesse pour eux était une victoire. Et non une perte, comme cela apparait à ceux qui ont été beaucoup plus gâtés par la vie et se voient glisser vers un univers de plus en plus réduit. Alors elle imagine recréer quelque chose du même ordre, un phalanstère qui réunirait ses amis. Mais ce faisant, l'esprit en profite pour digresser, interroger le passé, les souvenirs, creuser les plaies héritées et jamais complètement cicatrisées - comment le pourraient-elles ? - laissées par les disparus engloutis par la Shoah. Multipliant les formes du récit, l'autrice nous confronte avec humour au "chœur des vieux" véritable reflet de nos questionnements face aux manifestations du vieillissement, ou nous prend à témoin de ses conversations mouvementées avec son autre moi. Chez Agnès Desarthe les fantômes font partie intégrante de l'histoire, tout comme la curiosité pour les mots qui révèlent des tas de surprises, coïncidences pas si fortuites. C'est ce qui donne tant de charme à son texte, l'élégance de la légèreté sur la gravité, le désir de travailler la matière réelle pour en tirer la quintessence fictionnelle (et inversement). Et puis l'écho, bien sûr. Quand on partage le souvenir du gâteau au noix d'une grand-mère, l'impossible recueil des proportions exactes et ce même renoncement à en retrouver tout à fait le goût, forcément, ça influe sur la lecture. Agnès Desarthe est une autrice avec laquelle je grandis, puis vieillis depuis de nombreuses années, si cela pouvait me donner accès à une petite place dans son futur phalanstère je serais la plus heureuse des vieilles lectrices.
"Le Château des Rentiers" - Agnès Desarthe - Editions de l'Olivier - 220 pages