L'Invisible Madame Orwell - Anna Funder
Il n'y a pas de hasard. Si Anna Funder s'est décidée à partir sur les traces de l'épouse invisibilisée du grand écrivain c'est qu'elle-même a ressenti dans son quotidien de femme, mère et autrice le poids des contraintes qui rendent femmes et hommes inégaux face au temps. Son intérêt passionnel pour Orwell - au point de dévorer toutes les biographies qui lui ont été consacrées (par des hommes, ce qui a son importance) - l'a mise sur la piste d'Eileen O'Shaughnessy, l'épouse dont l'existence a été gommée, effacée au fil du temps et dont ne subsistent que six lettres à une amie. Son enquête va dès lors s'apparenter à une traque du moindre indice pour faire sortir Eileen de l'ombre dans laquelle elle a été maintenue. Le processus est passionnant, autant que la femme qui en émerge.
Intelligente, très tôt indépendante, sa rencontre avec Orwell en 1934 va sceller son destin. C'est elle qui subvient aux besoins du couple, qui renonce à ses propres ambitions pour "servir" son mari et s'assurer de ses bonnes conditions de travail acceptant même de s'enterrer dans un coin isolé de campagne anglaise. Elle qui s'est assumée très tôt découvre la précarité et la solitude. Anna Funder déterre, décortique les témoignages de proches, recoupe et reconstitue avec une autre focale. Elle enrichit la biographie d'Orwell en réintégrant la présence, le dévouement, la débrouillardise, le travail acharné d'Eileen. Son influence ? Sans doute.
L'ensemble est d'une richesse incroyable, met en évidence les faces peu reluisantes de la personnalité d'Orwell - son égoïsme, sa vision sidérante des femmes - ausculte l'intimité d'un couple à l'aune de l'abnégation d'une épouse qui va jusqu'à se mettre en danger à force de nier ses propres besoins. Pour Anna Funder c'est aussi une question de justice. Car Eileen, on le découvre était sur le terrain elle aussi pendant la guerre d'Espagne (nulle trace dans les écrits de son mari ou les biographies), sur le pont également à Londres pendant la seconde guerre mondiale, pleine d'initiatives et de courage, brillante, engagée, bien loin des tâches ménagères ou du secrétariat d'Orwell.
L'invisibilité est-elle réversible par la littérature ? C'est en tout cas le credo d'Anna Funder qui va jusqu'à démontrer la possible influence d'Eileen sur les deux principaux romans d'Orwell, La ferme aux animaux et 1984, écornant ainsi le mythe du créateur tout puissant. Quoi qu'il en soit j'ai été profondément touchée par ce compagnonnage de près de 500 pages, impressionnante contre-biographie jaillie d'une colossale somme de documentation, et qui se lit comme un roman. Rencontrer Eileen fut un privilège, le meilleur des guides pour cette interrogation sur la condition féminine par le regard d'une écrivaine. Enrichissante et émouvante.
"L'Invisible Madame Orwell" - Anna Funder - Héloïse d'Ormesson - 488 pages (traduit de l'anglais (Australie) par Carine Chichereau)