1984 - George Orwell
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Il y a des livres tellement ancrés dans l'inconscient collectif que l'on pense les avoir lus, mais non. Malgré l'impression familière éprouvée envers l'expression "Big Brother is watching you" j'ai fini par me rendre à l'évidence et me plonger enfin dans ce 1984 dont je suis ressortie époustouflée.
Quarante ans après la date imaginée par Orwell pour sa société dystopique, on ne peut que constater la justesse des questionnements induits par ce texte sur la notion de vérité. A l'heure de la multiplication des fake news et autres vérités alternatives, encore accélérée par l'innovation technologique, ce roman entraîne le lecteur dans un abîme vertigineux et terrifiant où plus rien n'est sûr, pas même le résultat d'une addition basique. On reconnaît aisément des éléments empruntés aux états totalitaires existant, notamment d'inspiration soviétique, dans la peinture de la vie quotidienne de Winston Smith et de ses congénères : surveillance permanente, répression, dénuement, culte du chef, cloisonnement des organisations ou encore propagande poussée jusqu'à l'absurde. Une véritable machine à broyer la pensée autant que la volonté, ceux qui l'ont vécu peuvent en témoigner. Au Ministère de la Vérité, Winston est chargé de réécrire les archives afin qu'elles correspondent aux affirmations du moment puisque "qui contrôle le passé contrôle l'avenir, et qui contrôle le présent contrôle le passé". Ce slogan du Parti, point d'appui de sa doctrine est aussi le fil conducteur du récit qui s'emploie à montrer les rouages d'un système parfaitement pensé, théorisé et mis en œuvre avec une violence qui confine au sadisme. Malheur à ceux qui, même faiblement comme Winston tentent d'empêcher leur cerveau d'être totalement lavé et gardent l'espoir d'une petite lumière, un jour.
On ne peut s'empêcher de trouver du génie à Orwell tant l'univers qu'il dépeint est travaillé et nourri par des trouvailles quasi visionnaires. Il y a d'abord le "télécran", petit appareil à la fois récepteur et transmetteur, espion et cracheur de propagande, impossible à éteindre. Orwell n'imaginait sans doute pas que nos générations accepteraient de plein gré d'être soumises à une telle surveillance, certes sous d'autres formes, via internet et les smartphones. On peut aussi frissonner à la lecture de la répartition du monde en trois blocs - Océanie, Eurasie, Estasie - et au destin de l'Europe, prions pour que ce ne soit que fiction. Mais ce qui m'a le plus interpelée est sans doute la stratégie déployée pour éradiquer la pensée chez les individus en s'attaquant directement au langage. Le néoparler est théorisé et construit pour vider le vocabulaire de sa substance et réduire le langage à sa fonction la plus utilitaire. Sans mots pour exprimer des sentiments, ceux-ci finissent par disparaître. Dans la logique de Descartes, si je ne pense plus alors je ne suis plus... L'entreprise à l’œuvre apparait ainsi dans toute son horreur.
C'est sans doute ce qui donne toute sa puissance littéraire à ce texte : mesurer l'importance de la richesse d'une langue, de la nuance, de la texture, des couleurs portées par les mots. Contre l'uniformité de la pensée, contre le totalitarisme ce sont les premières armes. 1984 pointe la mécanique et les armes pour l'installation d'un tel régime, à commencer par l'instrumentalisation de la guerre et du patriotisme nourri à grand renfort de bouc-émissaires. Ses effets poussés au paroxysme dans ce roman ne visent qu'à inciter à la vigilance ceux qui pensent que ça n'existe pas. Ils sont rares les textes qui ont une telle résonance 75 ans après leur parution initiale. C'est à cela qu'on reconnait un chef d’œuvre.
"1984" - George Orwell - Folio (Gallimard) - 396 pages (traduit de l'anglais par Josée Kamoun)