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1984 - George Orwell

30 Janvier 2025 , Rédigé par Nicole Grundlinger Publié dans #Romans, #Coups de coeur

Il y a des livres tellement ancrés dans l'inconscient collectif que l'on pense les avoir lus, mais non. Malgré l'impression familière éprouvée envers l'expression "Big Brother is watching you" j'ai fini par me rendre à l'évidence et me plonger enfin dans ce 1984 dont je suis ressortie époustouflée.

Quarante ans après la date imaginée par Orwell pour sa société dystopique, on ne peut que constater la justesse des questionnements induits par ce texte sur la notion de vérité. A l'heure de la multiplication des fake news et autres vérités alternatives, encore accélérée par l'innovation technologique, ce roman entraîne le lecteur dans un abîme vertigineux et terrifiant où plus rien n'est sûr, pas même le résultat d'une addition basique. On reconnaît aisément des éléments empruntés aux états totalitaires existant, notamment d'inspiration soviétique, dans la peinture de la vie quotidienne de Winston Smith et de ses congénères : surveillance permanente, répression, dénuement, culte du chef, cloisonnement des organisations ou encore propagande poussée jusqu'à l'absurde. Une véritable machine à broyer la pensée autant que la volonté, ceux qui l'ont vécu peuvent en témoigner. Au Ministère de la Vérité, Winston est chargé de réécrire les archives afin qu'elles correspondent aux affirmations du moment puisque "qui contrôle le passé contrôle l'avenir, et qui contrôle le présent contrôle le passé". Ce slogan du Parti, point d'appui de sa doctrine est aussi le fil conducteur du récit qui s'emploie à montrer les rouages d'un système parfaitement pensé, théorisé et mis en œuvre avec une violence qui confine au sadisme. Malheur à ceux qui, même faiblement comme Winston tentent d'empêcher leur cerveau d'être totalement lavé et gardent l'espoir d'une petite lumière, un jour. 

On ne peut s'empêcher de trouver du génie à Orwell tant l'univers qu'il dépeint est travaillé et nourri par des trouvailles quasi visionnaires. Il y a d'abord le "télécran", petit appareil à la fois récepteur et transmetteur, espion et cracheur de propagande, impossible à éteindre. Orwell n'imaginait sans doute pas que nos générations accepteraient de plein gré d'être soumises à une telle surveillance, certes sous d'autres formes, via internet et les smartphones. On peut aussi frissonner à la lecture de la répartition du monde en trois blocs - Océanie, Eurasie, Estasie - et au destin de l'Europe, prions pour que ce ne soit que fiction. Mais ce qui m'a le plus interpelée est sans doute la stratégie déployée pour éradiquer la pensée chez les individus en s'attaquant directement au langage. Le néoparler est théorisé et construit pour vider le vocabulaire de sa substance et réduire le langage à sa fonction la plus utilitaire. Sans mots pour exprimer des sentiments, ceux-ci finissent par disparaître. Dans la logique de Descartes, si je ne pense plus alors je ne suis plus... L'entreprise à l’œuvre apparait ainsi dans toute son horreur.

C'est sans doute ce qui donne toute sa puissance littéraire à ce texte : mesurer l'importance de la richesse d'une langue, de la nuance, de la texture, des couleurs portées par les mots. Contre l'uniformité de la pensée, contre le totalitarisme ce sont les premières armes. 1984 pointe la mécanique et les armes pour l'installation d'un tel régime, à commencer par l'instrumentalisation de la guerre et du patriotisme nourri à grand renfort de bouc-émissaires. Ses effets poussés au paroxysme dans ce roman ne visent qu'à inciter à la vigilance ceux qui pensent que ça n'existe pas. Ils sont rares les textes qui ont une telle résonance 75 ans après leur parution initiale. C'est à cela qu'on reconnait un chef d’œuvre.

"1984" - George Orwell - Folio (Gallimard) - 396 pages (traduit de l'anglais par Josée Kamoun)

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N
C'est assez ironique, quand j'ai lu ce roman il était question de novlangue et non de néoparler. Même pour parler de la langue on change le mot ^^ Cette méthode pour changer les mentalités en transformant la langue est aussi au cœur du roman d'Isabelle Aupy, "L'homme qui n'aimait pas les chats" (éditions du Panseur puis Folio). Si tu ne l'a pas encore lu je te le recommande vivement. Il est aussi bien fichu que "La ferme des animaux". Orwell était un sacré visionnaire, malheureusement, et ses romans ont gardé toute leur puissance.
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M
Je comprends cette volonté de dire "néoparler" plutôt que novlangue. Mais comme j'ai lu ce livre il y a des décennies, je vais en rester à novlangue. Il est possible d'ailleurs que dans quelques autres décennies, on revienne à novlangue...
N
Je vois que tout le monde réagit au remplacement de novlangue par néoparler, la traductrice avait anticipé puisqu'elle a glissé quelques mots justifiant son choix à la fin du roman (je te laisse voir mes réponses à Keisha et Delphine ;-))<br /> J'ai lu L'homme qui n'aimait plus les chats, oui, une variation originale sur le sens des mots et leur manipulation pour assoir une idéologie. Voila qui ne peut que nous inciter à préserver les livres, la langue, à écrire, lire, débattre et rester vigilants face aux forces destructrices à l’œuvre même de façon sournoise.
D
Je ne l'ai lu que très récemment aussi, il y a deux ans, et j'ai été particulièrement saisie, comme toi, par cette réflexion sur le langage. Effectivement plus une langue s'appauvrit, au niveau individuel ou collectif, plus on s'affaiblit et plus on devient vulnérable, penser devenant tout simplement impossible. Et la novlangue à l'oeuvre partout, des entreprises aux plus hautes sphères, désormais, des Etats, est un phénomène d'une dangerosité absolue.
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N
Oui c'est vraiment cet aspect qui m'a interpelée, qui m'a aussi ramené aux écrits de Olivier Mannoni lorsqu'il analyse les discours et la rhétorique de l'extrême droite même s'il n'est pas le seul. Il suffit d'examiner le vocabulaire de Trump, la pauvreté de son discours qui consiste à répéter dix fois le même mot pour avoir des sueurs froides.<br /> Cette lecture m'a donné envie de lire le dictionnaire, d'apprendre de nouveaux mots et de me forcer, même quand la fatigue guette à ordonner ma pensée et mes phrases.
C
Je n'ai pas relu "1984" mais j'ai lu récemment la bande-dessinée "Le journal de 1985" de G. Coste qui se situe dans le même univers, imaginant une suite au livre d'Orwell. Coste nous livre sa réponse à la question "Qu'est devenu Winston, quel est son héritage ?" Le graphisme est magnifique. Je le recommande vivement.
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N
Ah merci Catherine, ça me dit quelque chose en effet, j'ai dû en entendre parler dans une émission. Je le note à nouveau, ça m'a l'air passionnant.
V
Si Orwell savait que c'est malheureusement reparti pour un tour...
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N
Je brûle d'aller l'interviewer outre-tombe, d'avoir son avis sur l'état du monde...
K
Tu ne l'avais jamais lu? Une nouvelle traduction, avec neo parler au lieu de novlangue (je n'ai pas oublié, cette lecture ne s'oublie pas) Sans doute à relire, en VO, tiens, comme ça pas de chichis de traduction... Une lecture que j'associe au Meilleur des mondes, lu en gros au même moment de ma vie (scolaire, je pense)
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N
Alors justement, la traductrice explique faire une différence entre ce que signifie désormais la novlangue, terme passé au tamis de nos évolutions sociétales et la signification que lui donnait Orwell, c'est pourquoi il lui a semblé nécessaire de les distinguer. Le débat est intéressant. Ma lecture très fraiche du texte me pousse dans le sens de Josée Kamoun, en tout cas ses explications m'ont convaincue.
D
Je préfère quant à moi le terme de novlangue qui est en effet entré dans notre langage courant, justement parce que sa diffusion révèle à mon sens l'ampleur du phénomène qui s'est insinué dans toutes les strates de notre vie, avec toutes les conséquences que cela produit.
N
Non, bizarrement je ne l'avais jamais lu, contrairement au Meilleur des mondes. La traductrice explique son choix du neoparler vs novlangue par le fait que novlangue a fini par entrer dans nos vies pour désigner des tas de langages type professionnels et cela peut pervertir le sens et surtout atténuer la portée de l'acte.