Les jeunes constellations. Prédilection pour un naufrage - Rayas Richa
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"Je devinais la terre. Pour l'instant c'était juste une tache d'encre rayée par l'horizon ; quelque chose comme la biffure d'un Dieu distrait. Ça m'a semblé une bonne définition de la terre..."
Le jeune homme qui embarque sur la Fortunera, vieux navire grinçant et vermoulu, aime les définitions, celles qui "ne se cherchent pas, vous trouvent quand ça leur chante". Alors on comprend vite que ce voyage va être autant celui des corps que celui des mots, habiles à projeter des images, prompts à esquisser les couleurs du lointain et les sensations les plus fines. Sur ce bateau quittant Venise à destination de l'Orient, des marchands et des croisés, un équipage rompu aux rafistolages de fortune, et la fille du capitaine, troublante et espiègle. Beaucoup de vin, du mal de mer et des escales mouvementées, des rencontres surprenantes dans les modes de vie qu'elles révèlent. Notre jeune homme fuit une famille bancale et une adolescence triste, part sur les traces de son géniteur dont il ne possède qu'un Journal. Des mots toujours. Des mots pour accompagner son voyage et tenter une rencontre à distance, se découvrir peut-être. L'époque est lointaine et "toute ressemblance avec notre temps est à imputer à la nature des hommes" nous dit l'auteur. On le croit bien volontiers.
Il ne m'a fallu que quelques pages pour être captée par une écriture remarquable, empreinte d'une poésie ludique, à la fois virevoltante et profonde. Expressions inattendues, mélange des genres, jaillissement stylistique, images décalées... Les surprises se savourent à chaque ligne, comme ce dialogue impromptu en alexandrins. Le voyage est effectivement dans les mots, la langue, cette forme joyeusement joueuse mais jamais vaine. Car de ces transports - maritime, poétique, sensoriel, amoureux - émerge une réflexion métaphorique sur un voyage que nous faisons tous, celui de la vie.
"J'ai jamais su et je ne saurai jamais comment vivre... Laissez-moi essayer d'écrire..."
Rarement travail d'écriture ne m'aura semblé aussi naturellement relié à la tentative de saisir l'essence de l'existence. Qu'elle se cache dans l'observation éblouie du crépuscule ("Des nuages ébouriffés, des tuméfiés, des scarifiés ; tout fusionne dans le pourpre et le sang. Par endroits, de l'or liquéfié brûle - offrande inutile à des dieux charlatans") ou de la nuit ("En mer, la nuit s'étire comme un vieux matou. Si on lui gratte le ventre, elle se met à ronronner"). Qu'elle nous donne à côtoyer des bergers-poètes ou des singes érudits. Qu'elle s'enlise dans les souvenirs ou s'échappe vers un désir lointain. C'est l'étrange alchimie de ce singulier et envoûtant voyage littéraire dont les phares sont les mots. Et dont je me suis régalée.
"Les jeunes constellations. Prédilection pour un naufrage" - Rayas Richa - Quidam éditeur - 192 pages
NB : Les jeunes constellations est un projet en trois volets et au temps long. Le premier tome, "Une croisade buissonnière" est sorti en 2016 et je vais filer me le procurer puisque Quidam le réédite dans sa collection de poche, Les Nomades. Il semble qu'il faudra savoir patienter pour lire le dernier volume.