La maison vide - Laurent Mauvignier
/image%2F0757919%2F20250930%2Fob_efb981_la-maison-vide-1.jpg)
"... ici, je ne fais que des suppositions, des spéculations - du roman - c'est ça, je ne fais que du roman..."
Que du roman, mais quel roman ! Un roman qui porte en lui la genèse et la quintessence de la littérature, qui creuse dans l'histoire familiale et la psyché collective, qui parvient à secouer, à émouvoir, à épater dans une traversée du 20ème siècle aux ingrédients archi-connus - deux guerres, un village où tout se sait, des destins de femmes contraints par le patriarcat et les événements -, un texte aux atours classiques et pourtant d'une modernité ébouriffante. Dans l'art de remplir le vide, c'est grandiose.
Le vide, c'est celui de la maison de famille abandonnée à la poussière et dans laquelle on revient un jour se confronter aux mystères des silences et des drames familiaux. Si les objets pouvaient parler, Laurent Mauvignier serait sans doute leur meilleur interprète. Un piano sale et désaccordé, une commode au plateau de marbre ébréché, des photos aux visages délibérément effacés, une décoration de guerre disparue... Voici le point de départ de cette immersion de 750 pages dans les pas d'une lignée féminine d'une petite ville de province, dans cette maison bâtie à la fin du 19ème siècle par un propriétaire terrien bien décidé à s'y ancrer pour plusieurs générations. Le visage que l'on a voulu effacer sur les photos est celui de Marguerite, la grand-mère de l'auteur et c'est un mystère qui demande à être explicité. Si ce n'est par des archives, ce sera par la plume. Pour cela il faut creuser, remonter aux origines, au moins explorer le destin de Marie-Ernestine, mère de Marguerite et unique détentrice du piano poussiéreux que personne d'autre n'a jamais touché. Peut-être regarder aussi du côté de la grand-mère de Marguerite, cette femme que l'auteur ne nomme pas autrement que "la préposée aux chaussettes et aux confitures" pendant un bon moment, manière de souligner son effacement. Ce que les archives ne disent pas, le romancier le reconstitue. Oui, il faut creuser, raconter ces vies contraintes, ces espoirs déçus, ces ambitions contrariées fracassées sur l'autel du patriarcat. Il faut raconter et tenter de faire le lien avec le suicide du père de l'auteur, fils de Marguerite.
Tout est saisissant dans ce texte. D'abord l'écriture, le style impeccable d'une ampleur qui m'a parfois rappelé Anne-Marie Garat, et d'une précision prompte à souffler le chaud et le froid. Non seulement l'immersion est totale mais l'enchaînement surprenant des sentiments relance sans arrêt le récit. Tantôt sidérée, puis émue, toujours curieuse, j'ai traversé ce siècle pourtant si souvent lu avec l'impression de le redécouvrir. Grâce sans doute à la compagnie de ces femmes si bien incarnées, aux sentiments si bien explorés pour des fantômes. J'ai rarement eu l'occasion de ressentir aussi intensément ce que produit la guerre sur les individus ou je joug patriarcal sur le destin des filles, ce que creusent les secrets dans l'inconscient des familles. Rarement eu autant conscience des différences d'appréciations temporelles , du poids des années, de la valeur du passé et du passif...
Du vide jaillit une richesse littéraire rarement côtoyée. Je trouve mes mots bien petits pour parler de ce grand, très grand roman.
"La maison vide" - Laurent Mauvignier - Editions de Minuit - 744 pages
/image%2F0757919%2F20161202%2Fob_0404d0_illustn-carre-comp-1dec16.jpg)