Appartenir - Séverine Werba
"Je témoigne d'un non-témoignage, je témoigne d'un silence, d'un trou laissé par la souffrance. Je témoigne d'une amputation. Je n'ai rien vu de mes yeux, je n'ai pas connu ceux qui sont morts et pourtant ils m'importent. Et pourtant je les cherche."
En mourant, Boris, le grand-père de la narratrice a emporté avec lui dans la tombe l'histoire de sa famille, tout ce dont il n'a jamais parlé : le départ d'Ukraine pour la France, la guerre, la déportation, la disparition tragique de ses proches. Comme cela arrive dans beaucoup de cas, c'est après que l'on regrette de ne pas avoir posé les bonnes questions, cherché à savoir... Alors qu'elle s'apprête à fonder une famille, Séverine est rattrapée par ce silence. Soudain, elle prend conscience du vide qui risque d'empêcher ses propres racines de s'ancrer solidement. Et décide de partir sur les traces de son grand-père et de ceux qui l'ont précédé ou accompagné et qu'elle n'a pas connus, pour cause d'extermination.
Qu'est-il arrivé à la sœur de Boris, Rosa, à son mari et à leur petite Lena ? Que sont devenus ceux de la famille qui ont choisi de rester dans leur petit village d'Ukraine ? La narratrice se lance dans une enquête qui tient du vital, en tout cas elle le ressent comme ça. Une enquête qui passe par la consultation d'une tonne d'archives, succession de listes destinées à répertorier les juifs, énoncés qui serrent la gorge. Des recherches qui la mènent également sur les lieux où ils ont vécu. A Paris, la rue de l’Échaudé et surtout l'immeuble de la rue Saint André des Arts où Rosa et Lena ont été raflées, destination le tristement célèbre Vel d'hiv, avant Pithiviers et le convoi final. Un passage particulièrement poignant et éprouvant dans le livre. En revenant sur leurs traces, la narratrice semble leur redonner vie, remettre leur tragique existence dans la mémoire universelle. Et puis il y a le voyage en Ukraine et la plongée dans l'horreur des massacres opérés sur le front de l'Est (ceux qui ont lu "Les bienveillantes" verront tout de suite de quoi il s'agit), la froide mise en œuvre des "grandes Aktions nazies". Là aussi, tirer de l'ombre, remonter à la surface, voir pour mieux se souvenir.
L'important pour Séverine est de s'inscrire dans une filiation, une continuité, une appartenance. Reconstituer cette branche disparue, effacée, rayée, gommée et lui redonner sa place dans la généalogie familiale ; le terreau dans lequel ses propres racines pourront puiser leur nourriture, le tuteur qui permettra à ses propres ramifications de pousser droit.
L'auteure réussit parfaitement à communiquer le côté vital de cette quête et à la rapporter à un registre personnel, celui de l'identité, au-delà d'une religion ou d'une nationalité, celle qui émane d'êtres de chair et de sang, celle qui construit les familles, générations après générations. Jamais on ne m'aura aussi bien parlé de cette notion d'appartenance.
Roman ou récit, la frontière est des plus ténues. Peu importe, le résultat est là qui prend directement aux tripes. Un livre remarquable.
"Appartenir" - Séverine Werba - Fayard - 260 pages
8/68 - L'exploration des premiers romans de la rentrée d'automne continue avec ce livre qui ne laisse personne indifférent. Voir les avis de Eimelle, Bénédicte, Lyvann