Mr. Bridge - Evan S. Connell
Franchement, il aurait été dommage de s'arrêter à la lecture de l'amusant Mrs Bridge sans se préoccuper de son pendant. Ecrit onze ans après la parution du premier, ce second volet montre toute la virtuosité de l'auteur et sa faculté à se glisser aussi bien dans la peau d'une femme que dans celle d'un homme. Comme un puzzle, chaque pièce s'emboîte pour donner à voir la réalité d'un couple dans lequel domine une terrible solitude sans que l'on sache trop laquelle des figures inspire le plus de compassion.
Si le regard posé sur Mrs. Bridge était teinté de cruauté, il conservait néanmoins une dose suffisante de bienveillance pour rendre le personnage attachant. Car on mettait beaucoup de ses manquements sur le compte d'une éducation trop rigide, du carcan des bonnes manières imposées par un certain milieu social et d'une intelligence somme toute limitée. C'est plus complexe du côté de Mr. Bridge et c'est tout l'intérêt de ce second volet qui agit comme un révélateur de l'esprit de la middle class américaine des années 30, entre prohibition, séquelles de la crise financière et menaces d'un nouveau conflit mondial. Sur fond de tensions raciales encore loin d'être digérées et d'antisémitisme latent, voire affirmé.
Mais cette radiographie d'une famille américaine est également un féroce témoignage des rôles stéréotypés de chacun de ses membres. Rien d'étonnant donc à ce que les préoccupations de Mr. Bridge, dans celui de chef de famille, concernent l'autorité, l'éducation et l'avenir matériel de ses enfants plutôt que le bonheur en général. Ce qui nous vaut un certain nombre de scènes réjouissantes avec chacun des trois adolescents que l'on entrevoit aussi sous un autre jour puisque cette fois à travers le regard de leur père. Reste néanmoins le constat implacable de deux êtres qui vivent une vie entière l'un à côté de l'autre, dans des conditions agréables, et qui pourtant semblent ne pas vraiment se connaître, faute de se parler vraiment. Sans pour autant se sentir malheureux. Mais avec chacun de son côté l'impression fugace parfois de passer à côté de quelque chose, et des façons différentes de ressentir leurs frustrations...
"Il tourna la tête sur l'oreiller pour regarder sa femme. Elle gisait dans un profond sommeil éreinté. Il pensa à son étreinte affectueuse qui était invariablement la même, et il sentit une rancœur monter en lui, car quelque chose qui appartenait de plein droit à tout homme lui avait été refusée".
Loin d'être redondant, ce second volet complète de façon impressionnante le tableau esquissé avec Mrs. Bridge. Plus grinçant, plus viril, plus méchant aussi il garde néanmoins cette même tonalité distante et légèrement sarcastique qui faisait tout le sel du premier tome.
Mr. et Mrs Bridge composent au final une œuvre singulière et atypique, livrant un éclairage savoureux sur l'absence d'intimité d'un couple dont chaque membre est emprisonné dans son rôle. Oui, il faut absolument lire le diptyque pour en apprécier la dextérité à sa juste valeur.
"Mr. Bridge" - Evan S. Connell - Belfond [vintage] - 436 pages (traduit de l'américain par Philippe Safavi)