Le bûcher - György Dragomàn
Comme une envie de continuer l'exploration du territoire où s'ancrent mes origines ces derniers temps. Entre Hongrie et Roumanie. Histoire plus que chahutée et dont les romanciers s'emparent avec leurs propres styles, connaissances intimes ou au contraire un recul historique. Originaire de Transylvanie, une région particulièrement ballotée au gré des conflits, György Dragomàn explore ici de façon obsédante l'ambiance singulière qui enveloppe les habitants, sorte de chape de plomb faite de mensonges, de secrets, de suspicion et de peurs après des années de régimes autoritaires.
Si je parle de "façon obsédante" c'est que c'est d'abord cette atmosphère opaque qui a imprégné ma lecture, au fil de la narration par la jeune héroïne, Emma, une récente orpheline de 13 ans. Nous sommes au lendemain de la révolution roumaine (1989) au cours de laquelle le peuple a renversé son tyran, Nicolae Ceaucescu après des années d'une terrible dictature qui a elle-même succédé à d'autres années de plomb, depuis la prise de pouvoir de la garde de fer à la fin des années 30 et l'engagement aux côtés de l'Allemagne nazie pendant la guerre, avant le joug soviétique, une autre forme de totalitarisme. Bref, la population a pris cher, comme on dit. Emma, donc a perdu ses parents dans un accident de la route lorsqu'une femme se présente à l'orphelinat où elle vient à peine d'arriver. Il s'agit de sa grand-mère, dont elle ignorait totalement l'existence. Et qui l'emmène avec elle, dans une région bien éloignée de la ville, une de ces campagnes où règne un esprit assez proche du Moyen-Âge. D'ailleurs, cette grand-mère est un peu magicienne, mystérieuse... et Emma découvre un environnement qu'elle va devoir apprendre à apprivoiser.
L'apprentissage de la jeune fille est double ; elle fait face aux problèmes classiques de l'adolescente qui doit se familiariser avec de nouveaux camarades de classe, un nouveau mode de vie, un nouveau corps aussi, etc. Mais ce parcours est rendu bien plus compliqué par les événements qui ont meurtri le village pendant des décennies. Les secrets sont partout, à commencer par l'esprit de sa grand-mère qui ne se résout à lui raconter son histoire tragique que par épisodes ; ils sont aussi à chercher dans l'actualité plus récente et les atrocités commises par un régime meurtrier. La jeune fille avance pas à pas, au milieu des fantômes et le lecteur avec elle, guidé par une narration extrêmement lente où chaque geste ou presque est décrit et qui contribue à asseoir ce climat très particulier.
Ce que l'on perçoit très bien c'est le désastre causé par des décennies de dictature sur des populations acculées, où chacun est suspect et l'autre forcément un espion à la solde des autorités. Un désastre renforcé par la relative inculture des populations rurales volontairement maintenues hors des progrès de la civilisation, et encore influencées par des croyances ancestrales. Chaque famille est ainsi fortement meurtrie, souvent détruite même par la suspicion ; et renverser un tyran n'est qu'une toute petite étape avant l'immense travail de reconstruction. Qui commence par la libération de la parole et la recherche de la vérité, chemin sur lequel se lance la jeune Emma, auparavant enfant choyée à l'écart des horreurs du monde et désormais confrontée aux fantasmes qui masquent encore trop souvent la réalité, comme des voiles qu'il faut écarter les uns après les autres, ou des couches de crasse qu'il faut gratter avant de retrouver le sujet original.
Une lecture entêtante, obsédante, que j'ai parfois trouvée longue à cause de cette forme particulière de narration extra lente. Mais qui au final parvient parfaitement à faire ressentir cette terrible atmosphère au point peut-être de mesurer le défi qui attend ce peuple engagé dans une transformation aussi douloureuse que salutaire.
"Le bûcher" - György Dragomàn - Gallimard - 528 pages (traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly)
Une découverte partagée avec Delphine, toujours partante pour de nouvelles aventures littéraires...