La Fabrique des salauds - Chris Kraus
"On ne peut pas sérieusement nous reprocher d'avoir été nazis : il est logique de se tourner vers l'avenir, et on n'en choisit pas toujours la teneur, car tant que cet avenir n'est pas le merdier du présent, il ne s'agit que d'un espoir - l'espoir que les choses s'améliorent avec le temps".
Bon. Autant prévenir tout de suite, ce pavé n'a rien d'une sinécure. Ce n'est pas non plus Les bienveillantes (celui-là je l'avais abandonné...) mais sa lecture est rendue compliquée par sa densité et la plongée qu'il propose dans la face sombre de l'Histoire, par l'intermédiaire de personnages plutôt ordinaires impliqués dans le processus le plus atroce du 20ème siècle. Pour autant, c'est un vrai roman, mettant en scène un trio à la fois infernal et captivant, nourri par des milliards d'heures de travail de recherche et de documentation qui contribuent à l'effet de sidération qui peut parfois saisir le lecteur. Lecture ardue, oui. Mais nécessaire.
Le narrateur s'appelle Konstantin Solm, surnommé Koja. Nous sommes en 1974, dans une chambre d'hôpital à Munich où Koja vient d'être opéré après avoir reçu une balle dans la tête. Lorsque son compagnon de chambre, pas en meilleur état, lui demande comment il s'est retrouvé là, Koja entreprend de lui raconter sa vie depuis le début. Une enfance dans le Baltikum marquée par les luttes d'influence entre la Russie communiste et l'Allemagne expansionniste, une adolescence sur les traces de son frère aîné, Hub, engagé très tôt dans le National-Socialisme exporté par Himmler. La rivalité amoureuse des deux frères autour de leur sœur adoptive, Ev. ... Leur rivalité tout court, meurtrière, accentuée par leurs différences de caractères et d'appréhension des enjeux. Et puis la guerre, bien sûr. Cette guerre qui laissera des traces ineffaçables, malgré les tentatives des uns et des autres pour cacher la réalité. La narration court jusqu'aux années 1970 et les décennies d'après-guerre n'ont rien à envier aux années 40 pour ce qui est du cynisme et de la propension à planquer les salauds.
Avec ce roman, on plonge dans le bourbier des nationalismes, véritables fléaux toujours prompts à justifier les actes les plus terribles. Des pays baltes pris entre les convoitises russes et allemandes à la Palestine, tâchée des sangs de ceux qui la revendiquent pour territoire en passant par les allemands, humiliés dans le Baltikum des années 20. On explore la complexité de la géopolitique de l'après-guerre, celle de l'Europe prise en étau entre les Etats-Unis et l'URSS. On découvre comment les anciens nazis ont nourri les forces des services secrets du monde entier, Mossad inclus, trouvant ainsi non seulement à se reclasser mais à échapper à un travail de nettoyage qui tardait à se faire côté allemand. Changements d'identités, retournement de vestes, déplacement des enjeux... Effectivement, les salauds ont de l'avenir. Et le trio que choisit de mettre en scène l'auteur permet de les percevoir de façon terriblement humaine, tous ces enjeux. Pas de méchants ni de gentils mais des êtres humains qui passent leur temps à négocier avec leur conscience. Terrifiant.
J'ai parfois songé au fantastique roman de Bob Schacochis, La femme qui avait perdu son âme, pour l'ambition, très proche, de montrer comme il est facile de laisser le mal se propager et surtout comment les États se rendent complices de cette propagation. J'ai aussi beaucoup pensé aux Mémoires de Beate et Serge Klarsfeld, ouvrage dans lequel ils relatent les difficultés pour faire bouger le gouvernement allemand et aller débusquer les anciens nazis à la virginité refaite et planqués derrière des façades respectables.
Lecture ardue, oui. Mais grâce à la trame romanesque tissée autour de cet étrange ménage à trois, et aux respirations apportées par le tête à tête "philosophique" entre les deux malades trépanés, l'envie est là d'avancer et de connaitre le fin mot de l'histoire, autant que de continuer à mettre au jour les égouts de l'Histoire. Disons que ce n'est pas une lecture propice à se réconcilier avec le genre humain.
"Et je compris pourquoi l'homme aimait : il doit le faire parce que c'est le seul espoir pour chacun d'entre nous, de rester homme malgré tout".
"La Fabrique des salauds" - Chris Kraus - Belfond - 890 pages (traduit de l'allemand par Rose Labourie)