Une machine comme moi - Ian McEwan
Je suis amoureuse du cerveau de Ian McEwan. C'est sans doute pour cela que parmi ses écrits, celui que tout le monde cite en parlant de lui, Sur la plage de Chesil est très loin d'être mon préféré. Car ce que j'aime par-dessus tout chez cet écrivain, c'est l'intelligence qu'il déploie pour positionner les couches successives qui constituent ses intrigues les plus puissantes et les plus stimulantes pour mes petits neurones qui frétillent ainsi de pur bonheur. Son humour noir se nourrit des failles de l'espèce humaine qu'il se plait à décortiquer avec la méticulosité d'un médecin légiste. Et il atteint ici des sommets, venant presque détrôner Expiation dans mon palmarès tout personnel de la collection McEwan.
"Le présent est la plus fragile des constructions improbables. Il aurait pu être différent. En partie ou en totalité, il pourrait être tout autre."
Oui, tiens. Alan Turing aurait pu ne pas se suicider en 1954, ses recherches permettre d'énormes avancées scientifiques et sociétales. Il pourrait vivre tranquillement, à Londres en 1982 avec son compagnon, admiré et respecté par la communauté mondiale pour avoir permis la création de l'Internet, ouvert la voie à la guérison de nombreuses maladies grâce aux travaux sur les cellules souche et mis sur les rails les progrès de l'intelligence artificielle. Progrès grâce auxquels Charlie, jeune homme oisif, boursicoteur à ses heures et passionné d'anthropologie et de technologie fait l'acquisition de l'un des 25 "androïdes" à l'image de l'homme tout juste mis sur le marché britannique. Paramétré par Charlie et Miranda, sa petite amie et voisine, Adam prend sa place dans le foyer, capable de faire la conversation, d'assumer les tâches ménagères ou de servir d'encyclopédie. Tout comme de composer des poèmes ou de faire l'amour à Miranda, ce qui n'est pas sans créer une situation inédite rapidement évacuée par la jeune femme ; juste "une putain de machine" explique-t-elle... Et puis ceci est vite oublié lorsque Adam prend la main sur les opérations boursières de Charlie et commence à lui faire gagner des montants qui lui permettent d'envisager de sacrément élever son niveau de vie. Sauf que. Ce n'est pas si simple. Plus Adam explore l'activité humaine, plus il apprend plus son mal être affleure. Programmé par l'homme pour être parfait, comment doit-il réagir face au mensonge et aux nombreuses turpitudes, faiblesses, imperfections qui symbolisent justement l'espèce humaine ? Et dont Miranda et Charlie sont loin d'être exempts.
Je parlais plus haut des différentes strates qui nourrissent un roman de Ian McEwan et celui-ci en est particulièrement riche. D'abord dans la rencontre entre l'homme et la machine qui le renvoie à un face à face vertigineux avec un lui-même amélioré, qui pourrait le remplacer en tout. Ensuite dans le contexte revisité d'une année 1982 qui voit l'Angleterre de Thatcher battue par l'Argentine dans l'affrontement pour les îles Falklands, prémices d'une immense crise économique et politique dans un monde où l'on s'amuse de détails saupoudrés ici et là comme l'identité des présidents des Etats-Unis et de la France ou la présence des quatre membres des Beatles... C'est finement amené, fondu dans la narration, juste assez pour créer le décalage propice à déstabiliser. On pourrait aussi parler de la façon dont McEwan utilise les œuvres littéraires comme matière d'étude accélérée de l'espèce humaine pour Adam, connecté à une base de données illimitée. "La religion et les grandes littératures du monde ont clairement démontré que nous savons bien nous conduire. Nous exprimons nos aspirations dans la poésie, la prose, les chants, et nous savons ce qu'il faut faire. Le problème est la mise en pratique, persévérante et collective".
Ian McEwan trouve ici une façon brillante d'interroger le sens de la vie en mêlant ressources scientifiques et littéraires au service d'une réjouissante réflexion intellectuelle, aussi romanesque que cérébrale. C'est du très très grand art.
"Eh bien voilà, conclut Adam, il y a le cerveau et il y a l'esprit. Ce vieux problème, aussi insoluble chez les machines que chez les humains".
"Une machine comme moi" - Ian McEwan - Gallimard - 388 pages (traduit de l'anglais par France Camus-Pichon)