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Les Oxenberg & les Bernstein - Catalin Mihuleac

16 Octobre 2020 , Rédigé par Nicole Grundlinger Publié dans #Romans, #Coups de coeur

Il y a des romans dont la lecture est particulièrement éprouvante, de par leur contenu, de par les secousses que vous imposent les changements de ton de l'auteur. Pour ce qu'ils mettent en évidence de la noirceur de la nature humaine, de la violence qui peut conduire des individus aux pires extrémités. Mais ces romans sont aussi nécessaires que salutaires. Par la connaissance qu'ils apportent. Par la matière qu'ils exploitent, analysent, remettent en forme. Par ce qu'ils montrent de la capacité de l'homme à dépasser l'horreur, par son intelligence, par son attachement à la vie, par son ingéniosité, par sa confiance en l'autre. 

La première fois que j'ai entendu parler du pogrom de Iasi (Roumanie - 29 juin 1941), c'était dans le formidable roman de Lionel Duroy, Eugenia. Si cet événement est très peu connu, c'est aussi parce que les autorités roumaines l'ont très bien et très longtemps caché, tout simplement rayé des livres d'histoire. La ville et l'événement sont au centre de ce roman qui multiplie les allers-retours entre la Roumanie des années 1940 et les Etats-Unis des années 2000 à travers les destins de deux familles. Les Bernstein ont bâti un petit empire autour du commerce des vêtements de seconde main dont ils arrosent le monde entier à partir de leur siège à Washington DC ; Suzy Bernstein, la narratrice a épousé Ben, le fils aîné de Dora et Joe, les créateurs de l'entreprise. Suzy est originaire de Roumanie, de Iasi plus précisément. C'est là qu'elle a rencontré Dora et Ben, venus prospecter et chercher de nouveaux intermédiaires. Reine de la débrouille - la seconde main, la récup' en Roumanie, on connaît bien - Suzy devient bientôt une pièce maîtresse de l'entreprise et de la famille, se convertissant même au judaïsme et développant au fil du temps un très fort intérêt pour l'Histoire récente, la culture juive et le destin de ses compatriotes juifs roumains. Iasi est la ville où réside la famille Oxenberg en 1940. Jacques Oxenberg est un gynécologue obstétricien réputé et recherché pour sa méthode qui préserve l'intimité des femmes, son épouse Roza travaille à une anthologie de la nouvelle roumaine traduite en allemand et leurs deux enfants, Lev et Golda grandissent tranquillement au sein de ce foyer aisé et aimant. Pourtant, autour d'eux, le climat se fait de plus en plus pesant, l'antisémitisme ne se cache plus, encouragé par la présence des troupes allemandes, alimenté par des décennies de jalousies et d'envie.

"Les événements tragiques ont leurs signes avant-coureurs, venus de l'ordre dérangé du système planétaire. L'Histoire nous apprend qu'en décembre 1664 et en avril 1665, deux sinistres comètes survolèrent Londres, annonçant la peste qui allait signer cent mille actes de décès. En novembre 1940, un tremblement de terre agite les esprits de Iasi, déjà agités sans cela. Le médecin sourit tristement : ce sont certainement encore les "youpins" qui se sont rendus coupables de ce tremblement de terre. Qui d'autre pourrait graisser la patte à la Terre pour la faire trembler ?"

Le 29 juin 1941, la vie de la famille Oxenberg va voler en éclats, tout comme celles de milliers de juifs massacrés non par des armées étrangères mais bien par la population roumaine. L'auteur ne nous épargne rien des horreurs, nous obligeant à les regarder bien en face. Mais le ton qu'il trouve, ce mélange d'absurde et de cynisme, entrecoupé d'images plus douces, presque poétiques rend sa prose fascinante. Et terrible. Comme l'est la mise à distance, le parallèle entre les époques qui regarde l'évolution de la Roumanie au 21ème siècle tellement inspirée par les Etats-Unis, comme nombre de régions du monde. L'auteur triture la complexité, sonde les tréfonds d'une nation, interroge la façon dont se racontent les histoires (se transmet l'Histoire ?), s'autorise toutes les libertés de ton et de verbe. Et laisse son lecteur K.O. mais debout et ébloui.

"Les Oxenberg & les Bernstein" - Catalin Mihuleac - Editions Noir sur Blanc - 304 pages (traduit du roumain par Marily Le Nir)

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A
Tout à fait d'accord avec ce que tu dis de la position Intérieure ou extérieure de Mihuleac et Duroy pour décrire le pogrome de Iasi. En plus Mihuleac a trouvé un style particulièrement efficace. C'est mon préféré des deux.
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N
Les deux sont très différents et plutôt complémentaires. Mais tu as raison, celui-ci a une force quasi immédiate et remarquable.
M
En complément d'information le très gros livre très détaillé consacré au pogrom de Iasi : Les voix de Iasi de Jil Silberstein chez le même éditeur Noir&Blanc . Ce n'est pas un roman mais un essai de 700 pages
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N
Merci pour la référence :-)
A
Il a l'air passionnant et fort. Merci pour ce coup de coeur !
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N
Ah oui, passionnant et fort, du genre qu'on a envie de partager. Merci à toi pour cette initiative désormais ancrée dans les (bonnes) habitudes.
E
merci pour cette découverte ! j'ai également noté Eugenia sur ma liste.
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N
Ah Eugenia est encore bien présent à mon esprit, j'ai adoré ce roman et je pense que tu l'appréciera sans doute plus que celui-ci.
D
Ah, il avait attiré mon attention ce roman et, comme toi, j'avais découvert le pogrom de Iasi avec Eugenia. Mais comment vais-je bien pouvoir faire pour lire tous ces livres passionnants ???
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N
Il est très complémentaire et très différent de Eugenia ; tout est dans le ton et le verbe, c'est remarquablement fait mais cela peut aussi déstabiliser (Duroy regardait ça "de l'exterieur" alors que Mihuleac est roumain et ce livre lui a valu quelques inimitiés au pays...)
C
A vrai dire le roman Les Oxenbergs et les Bernsteins est accesible des Aout cette annee mais la version originaire date depuis 2016 , avant Eugenie de Lionel Duroy. Catalin Mihuleac originaire de la meme region Nord Est de Roumanie connait tres bien les realites bien avant 1989 la shute du communisme en Roumanie et de plus comme journaliste d Investigations. Le roman de Durois est ecrit apres le journal de Mihai lSebastien, un ecrivain bien aprecie d origine juive.<br /> C est par curiosite que j ai lu tous les trois volumes dedies a des histoire d environs 1940, vraiment peu connus par beaucoup des roumains qui nient l holocaust en Roumanie, parce qu il n y avaient des pages dans l histoire de Roumanie, par des raisons politiques.<br /> Catalin Mihuleac a le courage de devoiler la verite et c est pour ca que ses romans sont tellement aprecies. J ai aussi essaye de faire une comparaison par lire aussi Le pianiste par Wladyslaw Szpilman pour savoir comment les choses se sont deroule en Pologne. C etais afreux est vraiment il faut connaitre la vrai histoire pour s oposer que des choses pareilles ne se repetent plus jamais. ( Je demande pardon pour ne pas pouvoir utiliser les accents a cause que c est une version sudoise et anglaise) toute facon l histoire veritable doit etre connue et j ose vous recommender de n hesirer pas lire Catalin Mihuleac....
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N
Oui, j'ai vu que ce roman date de 2014 mais vient juste d'être traduit en français. Le roman de Duroy lui est postérieur, mais pas en France et c'est donc grâce à lui que j'ai entendu parler de Iasi pour la première fois. Mais les 2 romans sont très différents et bien sûr les deux écrivains n'ont pas la même implication. Ceci dit, leur lecture est très complémentaire et permet de bien cerner cette période atroce dans l'Histoire de la Roumanie et du monde. Vous avez raison : plus on en parle, plus on écrit, plus on donne à lire et meilleure sera peut-être la compréhension du monde et son évolution...
K
Je ne connais absolument pas cette histoire tragique!
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N
Oh tu n'es vraiment pas la seule, et l'auteur s'est attiré beaucoup de problèmes en Roumanie avec ce livre qui date de 2014 et seulement traduit en français cette année. Il faut dire qu'il en fait quelque chose de vraiment très percutant... (et sinon, je parle dans mon billet du roman de Duroy, Eugenia qui est tout aussi excellent dans un autre genre)