Ma sombre Vanessa - Kate Elizabeth Russell
Je me souviens qu'au sujet du récit de Vanessa Springora, Le Consentement, on a entendu qu'il s'agissait de circonstances particulières, d'un milieu particulier et puis aussi d'une époque. Bref, malgré les faits racontés sans se cacher derrière une fiction, certains avaient du mal à percevoir la réalité d'une telle relation et surtout le fait qu'elle pouvait être subie et non consentie malgré les apparences. Ma sombre Vanessa est un roman (la coïncidence du prénom ne doit être prise que pour ce qu'elle est : une coïncidence) et l'auteure prend bien soin de le réaffirmer dans un préambule. Pourtant, les deux livres se répondent, comme en miroir, dans des pays différents, des circonstances différentes, des époques différentes. Mais un point commun : ce processus d'emprise exercé par un homme d'autorité censé être un adulte responsable sur une jeune fille à peine pubère dont la construction mentale et sexuelle est encore vierge et surtout empreinte de fantasmes jamais confrontés à la réalité. Le roman de Kate Elizabeth Russell pourrait presque permettre de mieux appréhender le récit de Vanessa Springora, parce que le pouvoir de la fiction est justement d'offrir au lecteur une capacité de projection tandis que le récit cantonne la vie qui y est racontée à une singularité affichée. C'est extrêmement troublant.
Vanessa Wye a 32 ans et travaille en tant que concierge dans un hôtel de Nouvelle-Angleterre lorsqu'elle est contactée par une jeune femme qui a fréquenté le même lycée qu'elle, accuse l'un de ses professeurs d'abus sexuels et demande à Vanessa d'apporter son propre témoignage. En 2000, Vanessa a effectivement vécu une "histoire" avec Jacob Strane, son professeur de littérature. Elle avait 15 ans et lui 42. Mais le regard que Vanessa porte sur cette relation n'a rien de celui d'une victime. Forcée de se replonger dans la réalité de ces années, la jeune femme revisite les quelques mois de cette liaison, les conséquences sur la suite de sa scolarité et même sur sa vie de femme, les liens qu'elle a gardés avec lui. Le lecteur évolue à son rythme, d'une période à l'autre, dénouant peu à peu les fils d'un fantasme construit pour mieux cacher les détails d'une réalité sordide. Découvrant la vérité derrière le déni. Happé, scotché par cet engrenage construit autour d'un mécanisme d'emprise psychologique savamment rôdé. Et parfois révolté par certaines scènes difficiles à concevoir et pourtant nécessaires.
Car rien de plus commun que le fantasme universel d'une élève pour son professeur. Cas d'école pourrait-on dire. Admiration, émoi adolescent, envie d'être remarquée, manque d'assurance... la proie est facile. Et ce que met parfaitement en scène l'auteure c'est le déploiement de la mécanique du prédateur, l'exploitation des failles psychologiques de l'adolescence qui peuvent rendre certaines cibles plus vulnérables. Et les dégâts causés, irrémédiablement. La narration est parfaitement menée, ce qui se passe en 2017 est tout aussi intéressant que le récit des années de lycée, la double progression tient le lecteur en haleine parce que dans l'esprit de Vanessa, rien n'est évident. Si je fais le parallèle avec Le Consentement, ce n'est pas simplement à cause du prénom de l'héroïne. Il se trouve que l'intrigue est construite autour de Lolita et des écrits de Nabokov (d'où est tiré le titre du livre), que l'influence est celle d'un professeur de littérature qui se sert des textes pour exercer son emprise, à l'exact opposé de son rôle. Il se trouve enfin que la notion de consentement est au centre de ce roman qui se lit comme un thriller grâce à une tension dramatique maintenue jusqu'à la fin. Une réussite.
"Non pas que j'aie été violée. Pas "violée, violée". Strane m'a fait mal, parfois, mais jamais de cette façon. Même si, j'en suis sûre, je pourrais affirmer qu'il m'a violée, et on me croirait. Je pourrais participer à ce mouvement de femmes qui, les unes après les autres, affichent sur les murs chaque mauvaise chose qui leur est jamais arrivée. Sauf que je ne mentirai pas pour entrer dans le moule. Je ne vais pas me qualifier de victime. Les femmes comme Taylor trouvent du réconfort dans cette étiquette, et tant mieux pour elles, mais je suis celle qu'il a appelée quand il était au bord du gouffre. Il l'a dit lui-même - avec moi, c'était différent. Il m'aimait, il m'aimait".
"Ma sombre Vanessa" - Kate Elizabeth Russell - Les Escales - 450 pages (traduit de l'anglais par Caroline Bouet)