La ville aux acacias - Mihail Sebastian
Depuis que j'ai croisé la figure de Mihail Sebastian dans le sublime roman de Lionel Duroy, Eugenia, j'ai envie de lire quelque chose de lui. Mort jeune, renversé par un camion en 1945 dans les rues de Bucarest après avoir survécu en tant que juif aux heures sombres des années 30 puis de la guerre, Mihail Sebastian est surtout connu pour des écrits qui ont mis en lumière (entre autres) les sympathies de nombre d'intellectuels roumains de l'époque pour la garde de fer, des individus pour lesquels il avait jusque-là de la sympathie. Notamment son Journal qu'il faudra que je me décide à lire un jour. Il laisse assez peu d'ouvrages derrière lui et j'ai sauté sur l'occasion de découvrir La ville aux acacias, présenté comme son premier roman écrit à 23 ans et qui n'avait encore jamais été traduit en français. Nous sommes très loin des préoccupations politiques et sociales, mais proches de celles d'un jeune homme confronté au plus grand mystère qui soit, celui des relations amoureuses.
La ville aux acacias explore l'adolescence et le passage à l'âge adulte d'un petit groupe de jeunes gens de la bourgeoisie provinciale roumaine dans les années 1920, et plus particulièrement d'Adriana Dunea, petit bourgeon d'une quinzaine d'années dont nous allons suivre le parcours jusqu'à l'éclosion de la femme. C'est l'âge des premiers émerveillements, des regards échangés en rougissant avec un cousin plus âgé, des après-midis oisifs à rêvasser entre amis. L'âge où chaque événement peut prendre une tournure dramatique. Les couples se forment, on se serre l'un contre l'autre à l'arrière d'une voiture, on s'embrasse derrière un arbre, tandis qu'autour la bonne société attend que chacun se conforme à ce qu'elle attend de lui. Les pages bruissent d'un frémissement sensuel empêché, les corps se découvrent tandis que les âmes se forment et que les caractères s'aiguisent.
On comprend vite pourquoi ce roman est considéré comme un classique en Roumanie, dans la lignée des plus connus des romans d'apprentissage. L'écriture est somptueuse (merci à la traductrice !), sensuelle, et explore avec beaucoup de finesse et d'acuité les sentiments des protagonistes au fil des saisons qui ont leur importance dans le récit. C'est parfois cruel, douloureux, jamais mièvre. Certaines scènes sont teintées d'une mélancolie propre au temps qui passe et transforme les êtres. De l'ensemble irradie un charme étrange, gorgé de sève et rythmé par le son des violons et des accords de piano, de ces traces que laisse dans un esprit amoureux l'ombre de l'être aimé qui s'éloigne. Quelle belle idée de faire découvrir ce roman aux lecteurs français !
"Ils avaient perdu l'habitude de ces heures paisibles. Elles leur semblaient étrangères et pesantes comme ces vêtements d'hiver que l'on repasse aux premiers froids et où l'on finit par retrouver avec le temps des gestes automatiques : remettre la main dans une poche bien chaude, se reboutonner. Et comme il suffit d'y sentir une petite chose oubliée, le talon d'un billet de théâtre, l'enveloppe d'une vieille lettre, une pièce de monnaie, une carte de visite, pour que toute une époque qui s'y rapporte vous revienne vivante à la mémoire dans ses moindres détails (...), il leur suffisait, eux-aussi, lors de ces après-midis intimes, d'un rien du passé pour que leur bonne entente de jadis reprenne vie..."
"La ville aux acacias" - Mihail Sebastian - Mercure de France - 212 pages (traduit du roumain par Florica Courriol)