Mon maître et mon vainqueur - François-Henri Désérable
La littérature est un jeu. J'adore ceux qui me le rappellent et François-Henri Désérable est un maître en la matière. Son regard moqueur, un poil provocateur renouvelle avec brio le récit des tourments de l'amour, et dieu sait ce qui a déjà pu être écrit là-dessus. Preuve s'il en est que c'est bien l'écrivain qui fait le livre, et pas le sujet. Car le pitch est des plus communs : Tina vit avec Edgar mais a une liaison avec Vasco et se révèle incapable de choisir entre les deux hommes à quelques semaines de son mariage. Le drame est donc inévitable. Banal, pensez-vous. Pas sous la houlette de cet auteur qui semble se lancer pour défi de réinventer le vaudeville en n'oubliant rien de l'histoire du genre ni du piquant apporté par le 21ème siècle. Sa partition emprunte à ses illustres aînés - il maîtrise ses classiques et ses poètes - et n'hésite pas à souligner crûment les situations impossibles dans lesquelles se trouvent les protagonistes de ce triangle amoureux. C'est virevoltant, assez féroce et très savoureux.
Le narrateur est l'ami de Vasco et le récit est celui qu'il fait au juge d'instruction qui l'interroge en tant que témoin. Ce juge, François-Henri Désérable décidément très joueur l'a emprunté à Tanguy Viel et son Article 353 du code pénal. Vasco a été arrêté, et le juge tente de remonter l'histoire afin de comprendre les motivations du jeune homme. Pour cela, il dispose d'un cahier rempli des poèmes de Vasco (mais peut-on faire confiance à la littérature pour dire le vrai ?), et de ce que veut bien lui révéler le narrateur dont l'instinct lui suggère néanmoins de ne pas tout raconter, et dont l'imagination fertile se charge de combler les trous. Ce qui est tu au juge, le lecteur, lui peut en profiter. Et c'est croustillant. Car le narrateur a été témoin privilégié, c'est lui qui a présenté Vasco à Tina. La volcanique Tina, comédienne de métier que l'on soupçonne de s'ennuyer un peu avec le sérieux Edgar en poste au ministère des Finances, et que l'on voit s'enflammer pour le facétieux Vasco, authentique romantique à l'ancienne, amoureux des poètes et de la littérature au point de franchir parfois les limites de la réalité et de la légalité. Le cœur (et le corps, très important le corps) a (ont) ses (leurs) raisons que la raison ne connaît point. Sinon, point de littérature.
L'auteur convoque Verlaine et Rimbaud, ainsi que l'arme dont s'est servi l'un pour tirer sur l'autre. Ça rimaille dans le bureau du juge, ça formique dans les réserves de la Bibliothèque de France, il est question de folles enchères et du cœur de Voltaire. La passion ne connaît aucune limite, suffit de lire ce qu'elle a fait produire aux écrivains au fil des siècles. Un auteur qui se respecte n'aura de cesse de perpétuer la tradition, et celui-ci s'y emploie avec la jubilation la plus communicative. Savoir quels individus lui ont servi d'inspiration (de modèles ?) ajoute un sacré piment à la lecture, je ne vous le cache pas. Quoi qu'il en soit, ce livre et son auteur viennent de recevoir le Prix du Roman de l'Académie Française et rarement bandeau rouge n'aura été si bien accordé avec celui qu'il habille.
"Mon maître et mon vainqueur" - François-Henri Désérable - Gallimard - 190 pages