Les Jouisseurs - Sigolène Vinson
Je le sais maintenant. Ouvrir un roman de Sigolène Vinson c'est s'engager dans un voyage sans rien en savoir à l'avance. Il faut une dose d'inconscience pour s'y plonger, une louche de confiance en l'auteur et surtout, accepter de lâcher prise. Le Caillou m'avait d'abord décontenancée avant de me captiver. Courir après les ombres m'avait bousculée et charmée par sa poésie tristement belle. Pour Les Jouisseurs j'étais à la fois préparée et... volontairement vierge de tout a priori (j'avais retenu la leçon des précédents), prête à tout lire, à tout recevoir. Il y a des coups de foudre immédiats et puis il y a ceux, comme celui-ci qui prennent leur temps pour pénétrer toutes les couches de vos deux cerveaux. Et qui vous laissent ébahi, presque incrédule devant la potion magique qui vous a été servie.
"Il faut penser peu, c'est à cette seule condition que la vie passe."
Raconter Les Jouisseurs ? N'y pensez même pas ! Autant essayer de raconter l'homme ou de percer les mystères de l'univers ... Non. Car dans ce livre, les histoires se superposent, s'entremêlent, se répondent pour n'en faire qu'une. Universelle. Qui se joue des époques, des terrains et des nationalités. Le conteur se fait à son tour héros d'une histoire que l'écrivain ne maîtrise pas, étant lui-même le jouet de forces qui le dépassent. Quelqu'un orchestre une prodigieuse mise en abyme, comme un savant tourbillon qui englobe tous les sujets. Et le lecteur de se demander si lui-même n'est pas sous l'emprise des substances illicites - psychotropes, alcool qui rend aveugle... peu importe - qui l'amènent à inventer sa lecture au fur et à mesure de sa progression.
"Les médicaments et les romans du siècle sont bien commodes, ils font taire et passer la tristesse" pense Olivier, l'écrivain en panne d'inspiration qui confie à un automate le soin de rédiger le grand roman dont il aspire à être l'auteur. Après tout, sa passion précédente c'était les trains électriques alors pourquoi pas un automate écrivain ? Pendant que l'histoire s'écrit, pendant que les épisodes de La Caravane Wintherlig font revivre "la pénétration pacifique du Maroc par la France" et le Marechal Lyautey, pendant qu'Eléonore continue à explorer les mirages des psychotropes du laboratoire pharmaceutique pour lequel elle travaille, les vies s'inventent au gré des éclairs de créativité de L'Ecrivain.
Les Jouisseurs est un roman kaléidoscope. Chaque lecteur y trouvera les ingrédients pour rêver sa propre histoire et suffisamment de facettes pour lui donner matière à réflexion pour un bout de temps. Mais il révèle surtout les talents de magicienne d'une Sigolène Vinson, qui passe le monde au tamis d'une vision qui oscille entre crudité et poésie, tristesse et beauté. Mais qui trouve dans la littérature (et ceux qui la font) un potentiel salut.
Oserais-je dire que Les Jouisseurs est un roman jouissif ?
"Et si l'écrivain était plus qu'une chouette, un cheval, une mule, un âne, un coléoptère ? Ou un ordinateur ? S'il était la navette pour atteindre le Grand Nuage de Magellan ?"
"Les Jouisseurs" - Sigolène Vinson - Les éditions de l'Observatoire - 182 pages
Et je conseille fortement à tous ceux qui passent par ici de lire le superbe billet (une lettre en fait) de Nicolas Houguet sur Les Jouisseurs. Il a su particulièrement exprimer ce que l'on peut ressentir lors d'une rencontre avec les mots de Sigolène Vinson.