Tous, sauf moi - Francesca Melandri
Dans une vie de lecteur, il y a les livres qui divertissent, ceux qui influencent. Il y a les livres qui émeuvent, font sourire ou même sangloter. Il y a les livres qui nous parlent de nous, ceux qui nous initient à d'autres cultures, d'autres sentiments, d'autres horizons. Ceux qui nous font voyager. Et puis, il y a des livres hors norme. Qui sont tout ça à la fois mais qui surtout, nous donnent l'impression, une fois terminés de comprendre un peu mieux le monde qui nous entoure. La lecture de Tous, sauf moi fut une énorme claque. Pour ce que le livre raconte de l'histoire récente de l'Italie, et pour la virtuosité avec laquelle Francesca Melandri déploie cette fresque puissante et entraine le lecteur à sa suite, les yeux écarquillés, le souffle court, le cœur parfois au bord des lèvres. Un voyage marquant et certainement inoubliable.
Lors d'une rencontre organisée quelques jours après la fin de ma lecture par les éditions Gallimard, Francesca Melandri a expliqué que ce roman, avec les deux précédents (Eva dort et Plus haut que la mer) constitue pour elle un ensemble qu'elle nomme "La trilogie des pères". Bien que les histoires soient totalement indépendantes, les trois volumes sont issus d'une même réflexion et d'un travail de dix ans destiné à explorer en profondeur l'Histoire récente de l'Italie et notamment les liens entre la période fasciste et les politiques actuelles. Cette ultime pierre a l'édifice lui a valu cinq années d'écriture et de recherches, en Italie mais également en Ethiopie et en Libye. Ensuite, c'est le talent du romancier qui parvient à mêler micro et macro pour montrer comment la psychologie des individus et celle d'une nation sont liées. Notamment lorsqu'il s'agit de déni du passé. C'est donc à travers des personnages bien incarnés, une famille sur trois générations que l'auteure invite à plonger dans le dur. Et le résultat est époustouflant.
Tout commence en 2010 lorsque Ilaria trouve sur le palier de son appartement à Rome un jeune éthiopien qui lui explique être à la recherche de son grand-père, Attilio Profeti. Ce dernier, le père d'Ilaria est au crépuscule de sa vie, à 95 ans, avec une mémoire fantôme et une vie bien remplie. Commence alors pour Ilaria, une enquête sur les traces de ce père dont le passé tumultueux présente de nombreuses facettes, certaines connues comme sa double vie, d'autres beaucoup moins notamment pendant sa jeunesse sous Mussolini. Et voilà le lecteur entrainé à la suite d'Ilaria, placé dans la situation de l'enquêteur remontant de plus en plus loin dans le passé avec toujours en ligne de mire la situation des années 2010. A 20 ans, en 1936, Attilio Profeti fait partie des troupes de chemises noires envoyées en Ethiopie pour assoir la domination italienne. Et c'est tout un pan méconnu, douloureux et longtemps tu qui nous est raconté, mettant en lien les agissements monstrueux envers les populations locales pendant des décennies et l'attitude du pays (et de l'Europe entière) envers celles qui, de nos jours viennent chercher aide et refuge chez leurs anciens oppresseurs.
En France, le colonialisme ne nous est pas tout à fait inconnu. Ici, le racisme qui l'accompagne, est en plus théorisé et étayé de façon scientifique (les extraits de traités et de livres rédigés par les "scientifiques" chargés d'aller étudier les populations autochtones afin d'illustrer leurs théories sont autant à glacer les sangs qu'à mourir de rire si on n'en connaissait pas les terribles dégâts) et soutenu par l'idéologie fasciste. Or, je pense qu'il est difficile de se représenter concrètement ce qu'est le fascisme. C'est ce que parvient à faire, entre autres, ce roman. A montrer que ce n'est pas seulement une idéologie mais une façon d'être. Que l'on ne supprime pas en tournant simplement la page Mussolini.
Francesca Melandri regarde l'Italie dans les yeux et invite chacun (quel que soit son pays) à faire de même. En utilisant le roman, elle offre la possibilité d'une identification, d'une projection qui valent tous les grands discours. Impossible pour moi de voir l'Italie comme avant. Pourtant, si l'auteure choisit de regarder là où ça fait mal, son roman n'a rien d'un réquisitoire et tout d'une invitation à ne pas s'exonérer de ses responsabilités en balayant l'héritage d'un revers de main. Ce que le roman permet, c'est de raconter à taille humaine ce que des hommes font à d'autres. Sans aucun manichéisme, mais avec un regard lucide teinté d'une ironie salutaire lorsque le constat est à la limite du soutenable. C'est ce qui rend celui-ci si percutant, si profondément bouleversant.
Tous, sauf moi est un grand roman, pas seulement sur l'Italie tant il nous concerne tous. Je suis terriblement admirative du travail de Francesca Melandri et convaincue qu'il doit être lu par tous. Curieusement, c'est par son succès à l'étranger et notamment en Allemagne qu'il a finalement trouvé un extraordinaire écho en Italie. Travaillons donc à l'amplifier, cet écho.
"Tous, sauf moi" - Francesca Melandri - Gallimard - 570 pages (traduit de l'italien par Danièle Valin)